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Ordre noir
samedi 12 juin 2010, par
Johan HELIOT (1970-)
France, 2010
Fleuve Noir, coll. "Rendez-vous ailleurs", 460 p.
ISBN : 978-2-265-08862-7
Depuis maintenant plusieurs années, Johan Heliot s’est largement consacré à la littérature jeunesse, délaissant dans le même temps ses productions plus « adultes ». Ceux qui avaient apprécié la trilogie de La Lune seule le sait, Obsidio ou Faerie Hackers peuvent donc se réjouir, car Ordre noir renoue avec la verve de ces précédentes réalisations.
Ecrit dans un style sobre et coulant, ce roman plonge son lecteur dans un monde énigmatique, les pièces du puzzle se mettant progressivement en place. Au centre de l’intrigue, le peuple juif et son fameux Temple de Yahvé, qui abrite dans son sous-sol une mystérieuse Maison de l’Architecte, susceptible de mener, par la maîtrise d’un certain parcours matériel aussi bien que mental, à des mondes parallèles… Patricia est une enseignante vacataire qui exerce dans le nord-est des Etats-Unis. Se retrouvant au cœur d’un attentat suicide dans un centre commercial, elle découvre à son réveil à l’hôpital que la thèse officielle est celle d’un accident ; échappant à un étrange « très vieil enfant », elle se retrouve prisonnière d’étranges Services de sécurité intérieure, qui lui expliquent leur rôle : agir sur des événements afin de modifier au mieux le déroulement de l’histoire. Patricia découvre ainsi sa propre origine, à l’aide de ces enfants éduqués par le mystérieux Avri.
Matt, de son côté, est un avocat alcoolique, mal dans sa peau depuis un événement qui l’a traumatisé et souffrant du poids excessif de son grand-père, le patriarche Meyer. Pris en charge par Bradley, un policier qui semble outrepasser les limites de sa fonction, il est peu à peu intégré à une organisation nationale-socialiste désireuse de prendre le pouvoir aux Etats-Unis. Il faut dire qu’en cette année 2010, le pays est dans une situation bien peu glorieuse : l’Enlisement de l’armée en Asie jusqu’en 1992 a considérablement affaibli l’Union face à un bloc de l’est toujours debout ; même le progrès technologique, que l’on aurait plutôt eu tendance à voir stimulé par le militarisme, a marqué le pas (l’informatique en particulier). Dans cette trame temporelle, l’Allemagne a connu la guerre civile après la tentative de gouvernement du pays par les nazis, mais ni la Seconde Guerre mondiale ni le judéocide.
Féru d’histoire, Johan Heliot met à profit la riche histoire juive, et imagine plusieurs histoires parallèles, dans lesquelles le projet Manhattan ou la guerre de Corée ont connu un autre cours, rendant l’intrigue aussi complexe que réjouissante. Sans oublier quelques idées fort intéressantes (l’autisme comme résultante d’une sensibilité particulière aux frontières entre les mondes) et une pique à l’égard de ces Etats désireux à tout prix de préserver une histoire écrite par les vainqueurs… Le suspens est efficacement mené, et la lecture prenante de bout en bout, à l’image du récent Le dieu vampire de Jean-Christophe Chaumette, avec qui Ordre noir partage un certain nombre de points communs (même goût pour l’origine du mal et les sociétés secrètes).
Néanmoins, l’opposition entre cette organisation mise en place par les juifs et Ordre noir fleure par trop un certain manichéisme, d’autant que les dirigeants de l’Agence juive sont pour beaucoup, entre les deux guerres mondiales, dans la dégradation de la situation avec les Palestiniens, ce qui peut difficilement passer pour l’incarnation de la justice… Heureusement, le déroulement de l’intrigue a tendance à atténuer cette dichotomie, entre le juif adepte de la fin justifiant les moyens et son opposé, plus attaché à la diplomatie ; la figure de la divinité n’en ressort d’ailleurs pas grandie (ce besoin de sang éprouvé par l’Architecte). La richesse du livre de Johan Heliot et les questions demeurées en suspens -la véritable nature de l’Architecte- laissent en tout cas espérer d’autres incursions de l’auteur dans cet univers aux multiples niveaux.