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Mémoires d’une aveugle

samedi 14 avril 2012, par Maestro

Anne DUGUËL (1945-)

Belgique, 2012

Black Coat Press, coll. "Rivière blanche", 400 p.

ISBN : 978-1-61227-081-4

Anne Duguël, alias Gudule, est une auteure expérimentée du fantastique francophone et de la littérature jeunesse. Avec ce recueil, ceux qui l’apprécient et ceux qui ne la connaîtraient pas encore auront de quoi se réjouir : pas moins de quarante-trois nouvelles sont en effet proposées, illustrant toutes les facettes d’une auteure qui ne peut laisser indifférent. On y retrouve, entre autres réjouissances, la prédilection pour les personnages féminins, l’art, et les enfances douloureuses.

Bon nombre de nouvelles gravitent autour de l’amour, vu le plus souvent sous un angle sombre, déprimé. Mais comment rester insensible à « Bunker Café », hanté par la nostalgie d’un monde à jamais disparu, la quête d’amour de l’héroïne étant également recherche de ses origines, noyées dans le feu nucléaire ? Ou à « Vision du futur », les conséquences d’une rupture analysée à travers l’élucidation d’un tableau offert par l’artiste à son ex, dont la chute ne peut que vous saisir ? Ce sont là assurément quelques-unes des nouvelles les plus puissantes de Mémoires d’une aveugle. « Voix sans issue » se situe dans leur sillage, ce dérèglement des sens véhiculant une profonde émotion, tout comme « Ô temps suspends ton vol », autour des amours d’adolescence inassouvis, et « Nos braves soldats au front », sur le thème de la brutalisation de la société et de l’enfance pendant la Première Guerre mondiale (quelle belle chute visuelle !). Et si en apparence, « Le petit monsieur triste » est plus banal, le sort de cet individu lambda, sur lequel plane l’ombre de Borges, n’est-il pas une métaphore de notre insignifiance à tous ? Borges est aussi dans les coulisses de « In Memoriam », très belle évocation du plaisir de la lecture et de l’écriture qui s’impose comme une nécessité.

On pourrait en rapprocher le petit conte cruel qu’est «  Entre l’effroi et l’extase », centré sur une sculpture de femme à l’expression énigmatique. Autre texte, aussi bref qu’incisif, « Arôme d’une nuit d’été », où la tragédie d’une histoire d’amour contrariée se pare d’une fragrance de poésie. Très proche de ce dernier, « Haleine d’outre-tombe » marque davantage par son évocation de ce musée aux toiles en pleine décomposition que par sa chute, finalement plus classique. On retrouve cette ambiance si caractéristique des musées dans «  Jeanne était au pain sec dans le cabinet noir », une plongée suscitant un malaise croissant dans les pensées d’une fille ayant une relation fusionnelle avec sa mère. Mais dans ce registre, une des nouvelles les plus fortes est certainement « Salambô », touchante évocation d’un veuf trompé par la publicité, ici mortifère au sens premier du terme. De personnage âgé, il est aussi question dans « Portrait d’un supplicié en costume marin », mise en perspective du triste sort d’un pensionnaire de maison de retraite, qui revit ses angoisses d’enfance, dans un retour en arrière souvent propre à la vieillesse. « Que me restera-t-il quand je m’éveillerai ? », sur le même thème, est plus traditionnelle dans son déroulement, évoquant le côté obscur de « Le futur t’attend ! » de Jean-Pierre Andrevon. Quant à « La passeuse », c’est une histoire coup de poing, basée sur les traumatismes familiaux. Dans le genre, « Noce transie » est plus riche, puisqu’on y retrouve la réflexion sur l’inspiration de l’écrivain et l’amour déçu, à travers un personnage sorti tout droit d’un cauchemar… Marquant.

L’humour est au cœur de « La nuit où le monde l’a échappé belle », courte histoire brocardant la légende de Jésus, tout en dénonçant les ravages du christianisme. Il en est de même, sur un mode plus dur, avec « Agnus Dei », interprétation littérale de l’Ancien Testament et de ses innombrables horreurs. Autre moment jubilatoire, avec « Saloperie de fée ! », initialement paru dans l’anthologie de Richard Comballot, Les ombres de Peter Pan : délicieuse illustration de la prégnance de nos fantasmes d’adolescents, en même temps que transgression et clin d’œil au mythe. On retrouve le personnage de Peter Pan dans « Les fées en vos palais répandront leurs bouquets », où le rire devient carrément jaunâtre, tant cette histoire, à travers laquelle on devine une critique du traitement des animaux en élevage industriel, ne peut laisser indifférent. Le rire se fait plus crispé encore avec « La chose de nulle part », car si l’artéfact extra-terrestre n’est pas sans évoquer Clifford D. Simak, les suites de son acquisition sont plus douces-amères. C’est plutôt du côté de Barjavel que penche « L’ami de Vincent », jeu sur les paradoxes temporels autour de Vincent Van Gogh. « Mademoiselle Irma » joue sur la corde de la nostalgie, sur un mode absurde, célébrant l’apport de tous ces invisibles du cinéma. « La tragédienne au purgatoire », qui met en scène Sarah Bernhardt, est par contre juste sympathique, tout comme « Une affaire de sexe », qui vaut surtout par son retournement de situation final.

De transgression, il est souvent question dans les récits les plus sexuels. Les deux textes rédigés l’un pour l’anthologie Cosmic Erotica de Jean-Marc Ligny, l’autre pour le recueil De minuit à minuit et reprise dans Les enfants de Masterton, explorent ainsi pour l’un la zoophilie (« La fauve », dont la caractère choquant est atténué par son dénouement), l’autre la nécrophilie (« Cadavre exquis », touchant et relevant du même talent que le « Réveille-toi » du groupe Ange). « Maman » pour sa part mêle jouissance sexuelle et meurtre de la mère. « La belle et la bête » n’a pas peur de montrer toute l’ambiguïté du masochisme, loin de toute vision manichéenne ou caricaturale, mais constamment à l’écoute des émotions et de la psyché de ses personnages. Il en est de même dans « Petite fleur », où un air de jazz parvient à transcender cette agression extrême qu’est le viol. Quant à « De la mort et autres merveilles », parue initialement dans Mission Alice, c’est une variante touchante d’Alice au pays des merveilles, confrontée à un Lewis Carroll pédophile qui refuse de la voir grandir. Sur le même personnage, « Little Alice » accroche et frustre tout à la fois, cette histoire de miroirs et d’Alices alternatives étant pleinement dans l’esprit de Carroll, mais en demeurant sur le seuil de ses potentialités. Dans « Douce nuit, sainte nuit », c’est le caractère en apparence inoffensif des personnes âgées qui se trouve mis à mal, avec la malédiction qui pèse sur les différentes générations de descendantes d’une paisible et serviable grand-mère. « Parlez-moi d’amour » peut être vu comme une habile variation sur le thème du vampirisme, le sang étant ici remplacé par les souvenirs d’ébats érotiques. « Âge de cendre », enfin, est une évocation tragique de cette épreuve féminine qu’est la ménopause.

Les nouvelles moins convaincantes sont finalement rares. Il en est pourtant ainsi du texte éponyme, qui ouvre le recueil, et de « Jeu virtuel », intéressant projet pour la RATP, du fait de leur brièveté et du manque d’élucidations, qui les rendent difficilement crédibles. Trop allusif, « Ce que je veux, c’est tutoyer Victor Hugo » ne parvient pas à remplir les promesses de son titre. « Le cagibi » est une histoire de famille évoquant une relation mère-fille conflictuelle, mais qui est probablement trop expansive sur les prémisses et trop peu sur le cœur de l’intrigue. « Nuit de Chine » évoque la transsexualité, mais sur un mode trop allusif pour pleinement convaincre, tout comme « Satan », où Freud rencontre le sado-masochisme. « Les portes du péché » sont également juste entrouvertes, à travers cette enfant assumant sa laideur. Enfin, « Le baiser du désert », une des nouvelles totalement inédites, se révèle un peu trop étirée, sans que la magie due à cette nouvelle incarnation d’Isis ne décolle vraiment. Mémoires d’une aveugle n’en demeure pas moins d’un très bon niveau d’ensemble, cette sélection variée étant en outre complétée par un entretien relativement étendu avec l’auteure.


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