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Le Déchronologue
La vision de vaincus
samedi 26 octobre 2013, par
Stéphane BEAUVERGER (1969-)
France, 2009
Ça débute comme un roman de flibustier, avec navire pirate, équipage aux trognes cabossées, alcool coulant à flot et capitaine charismatique. Mais très vite, on comprend que le propos est bien celui d’un récit de science-fiction. Henri Villon, protestant et ancien combattant du siège de La Rochelle, dont il garde comme blessure intime le sacrifice des femmes et des enfants, est convié avec d’autres capitaines réformés à un projet de conquête de l’île de la tortue. Renonçant finalement à l’entreprise, il négocie affaire avec un singulier contrebandier, le grand Fèfè. Mais le produit dont il s’agit n’est qu’un substitut de l’or traditionnel, puisqu’il a la forme d’un tube de quinquina. Dans ce milieu du XVIIe siècle, des maravillas, ou merveilles, artéfacts technologiques venus du futur, ne cessent en effet de se déverser autour de la mer des Caraïbes. S’efforçant de faire le commerce de ces objets hautement recherchés, Henri Villon finit par perdre son premier navire, le Chronos, à la suite de la terrible rencontre avec un vaisseau fantôme de l’avenir et de l’estocade finale délivrée par un commandant espagnol, le redoutable Mendoza. Echappant presque par miracle aux conditions inhumaines prévalant dans les geôles de Carthagène des Indes, il s’attire la reconnaissance d’Arcadio, un des derniers Mayas indépendants, qui en fait son allié dans le combat contre l’envahisseur ibérique. Pourvu d’un nouveau navire, le Toujours debout, et d’un équipage flambant neuf, Villon aide alors les Amérindiens à renverser l’équilibre des forces, tout en s’enrichissant au passage grâce aux maravillas fournies par ses alliés. Il faut dire que ces derniers sont aidés dans leur entreprise par des voyageurs du futur, qui les équipent en conséquence. Effrayé par le tour fanatique que prend le combat des Mayas, Villon décide finalement de changer de camp, et devient l’associé d’énigmatiques observateurs, les Targui. Ces derniers transforment son navire, rebaptisé le Déchronologue, en un bâtiment capable de provoquer, par ses tirs de canons, des bouleversements de l’espace-temps afin d’enrayer toute confusion supplémentaire. Car le monde est en plein délitement, du fait de l’affrontement de plusieurs temporalités…
Stéphane Beauverger est un fin bretteur de l’écriture : non content de signer une prose bien troussée, et de maîtriser à la perfection une succession de chapitres temporellement destructurés, il parvient avec élégance à rendre crédible un mélange pour le moins audacieux et délicat (nettement plus risqué et convaincant que celui d’un Eifelheim, par exemple). Savoir que des boucaniers du XVIIe siècle écoutent du rock ou communiquent par radio a en effet de prime abord tout pour décontenancer, voire offusquer. Mais au final, Le Déchronologue impressionne par la solidité de son substrat historique, le réalisme de ses ambiances (les odeurs y sont presque perceptibles !) et l’originalité de son intrigue temporelle, quand bien même on peut lui trouver des influences (citons en particulier Philadelphia Experiment et Rencontre cosmique de A.E. Van Vogt). En Villon, anti héros par excellence (alcoolique, amoureux sans espoir de retour, hanté par son passé), Beauverger trouve le parfait héraut de la liberté face aux pouvoirs et au fanatisme, se rapprochant en partie de la vision des pirates telle qu’elle est défendue par Marcus Rediker. La revanche des Amérindiens qu’il présente sonne d’une façon a priori très contemporaine, mais loin d’un idéalisme naïf, il n’en fait pas l’ouverture d’une trame historique meilleure, semblant plaider au contraire pour une histoire apaisée, à défaut d’être apaisante. Sa critique du progrès s’inscrit enfin dans le contexte post moderne qui est le nôtre, mais là aussi empreint de nuance : Villon a beau s’inquiéter des conséquences liberticides de ces nouvelles technologies, il rêve également de faire profiter le plus grand nombre de merveilles rendant cette vie chaotique plus simple, même si on sent bien à travers les mentors des derniers Mayas une critique des changements révolutionnaires condamnés à réinstaurer un nouveau pouvoir inique (Marx et Trotsky sont d’ailleurs cités sous une forme à peine grimée).