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Trois oboles pour Charron
samedi 24 janvier 2015, par
Franck FERRIC (1979-)
France, 2014
Denoël, coll. "Lunes d’encre", 320 p.
ISBN : 9782207117316
L’air de rien, la collection Lunes d’encre, dirigée de main de maître par Gilles Dumay alias Thomas Day, a acquis une réputation et une aura qui égalent pratiquement celles de Ailleurs et Demain autrefois… L’entrée de Franck Ferric, jeune auteur français, dans son catalogue a donc tout de l’adoubement au sein du cénacle des grands auteurs. Bien qu’auteur de quelques romans, nous l’avions pour notre part surtout remarqué en tant que novelliste, avec l’inclassable « Le musée des vapeurs » (Muséums) ou l’énigmatique « Les masques des hommes » (Dimension Antiquité). C’est d’ailleurs à la thématique de ce dernier texte que se rattache Trois Oboles pour Charon.
Un homme, à la mémoire fuyante, semble émerger du royaume des morts en plein cœur du champ de bataille de la retentissante défaite romaine des légions dirigées par Varus, au tout début de l’ère chrétienne. Sur son chemin, il ne va rencontrer que désolation, tristesse, rudesse et acharnement, pour finir par connaître une mort sanglante. Alternent dès lors éveil dans les Enfers antiques, où l’inconnu, surnommé Athéos (celui qui nie les dieux), se confronte à Charon, dans une relation mouvante, dont on se demande qui est bourreau et qui est victime, et réveil sur Terre, toujours dans des contextes de guerre. Après la bataille de la forêt de Teutoburg, retour sur le front de l’est, mais cette fois au moment de l’offensive finale de Charles le Franc contre les Saxons, conflit terrible parmi d’autres. Atheos parvient, presque un millénaire plus tard, à fuir le champ de bataille de Rocroi pour découvrir un improbable havre de paix. Mais ermite ou rebelle, la mort est au bout du chemin… Un chemin qui le mènera jusqu’à la fin du monde, après avoir traversé la Seconde Guerre mondiale et l’époque future de l’Exode, ou quand une partie de l’humanité cherche à fuir une Terre épuisée par l’industrialisation, tandis que terroristes écologistes et anarchistes s’y opposent…
C’est avec les révélations faites par Charon sur son identité réelle et son passé que Sisyphe peut espérer devenir le seul maître de sa destinée. Car c’est bien de cette figure tragique, déjà saisie par Albert Camus, que Franck Ferric s’empare à son tour. Il en offre une revisitation étonnante, imprégnée de violence et de crudité, une prose guère éloignée de celle de Thomas Day (déjà sensible dans « Le serpent à collerette » in Les Mondes de Masterton), au long de laquelle les épisodes traditionnels (la rencontre avec Thanatos) sont retravaillés, d’autres ajoutés, le tout en parvenant à demeurer fidèle à l’esprit de la mythologie grecque. Car c’est bien l’hybris qui est sanctionnée, la volonté de n’en faire qu’à sa tête, de mépriser les lois communes et l’ordre dominant, le conformisme et une vie bien rangée, tant « l’Enfer, c’est la répétition » (p.109). Les dieux sont ici plus proches que jamais des hommes qu’ils manipulent et dont ils se jouent : faillibles comme eux, ils sont aussi mortels, ainsi que l’illustre l’épisode de la campagne napoléonienne d’Egypte.
On saisit tout ce que cette nouvelle déclinaison du mythe possède comme résonnances contemporaines, la prédominance des horreurs, celles du passé comme celles du présent, auxquelles on est à la fois exposés comme jamais et dans le même temps contraints de se protéger, mais qui semble être la seule voie de salut. « Ce qui, à mon jugement, me semble être la plus évidente manifestation de la vivacité de l’espèce humaine, ainsi que sa principale motivation à perdurer toujours et encore, c’est le conflit qui oppose et contraint à surmonter l’autre -et soi-même- pour tout, pour rien. (…) ce qui fait qu’un homme tient debout et qu’il peut se prétendre libre, c’est son aptitude à se tenir face au monde. Contre le monde. A lutter pour un espoir. Un idéal, même de pacotille. » (p.212)