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Les Trois yeux
samedi 24 octobre 2015, par
Maurice LEBLANC (1864-1941)
France, 1920
Maurice Leblanc, immortel créateur d’Arsène Lupin, le gentleman cambrioleur, a également touché au merveilleux scientifique avec deux romans publiés d’ailleurs à la même époque, Le Formidable événement (récemment réédité chez Folio SF avec une préface de Serge Lehman) et, nettement plus intéressant, Les Trois yeux.
On y retrouve pratiquement tous les éléments qui définissent cette première époque du genre science-fictif en France. Le narrateur, Victorien Beaugrand, a pour oncle Noël Dorgeroux, un chercheur solitaire qui tente désespérément de trouver l’invention qui lui apportera la célébrité. L’histoire débute lorsque ce dernier fait part de sa découverte : grâce à un produit de son élaboration, il est parvenu à faire apparaître sur un écran mural trois yeux mystérieux, qui précèdent la diffusion d’images venues tout droit du passé. Parallèlement, Victorien, qui débute une carrière d’enseignant, nourrit une passion amoureuse pour Bérangère, la filleule de Noël Dorgeroux, passion qui ne semble malheureusement pas partagée. Une fois éloigné du domicile de son oncle, Victorien est tenu au courant de curieux événements qui semblent révéler des intrusions répétés dans la demeure, en lien avec la fameuse découverte, dans le même temps où Noël Dorgeroux coordonne des aménagements visant à offrir des spectacles payants autour de ces projections dont il se refuse absolument à révéler l’origine. Son assassinat conduit à la réapparition du père de Bérangère, qui s’approprie les fruits de la découverte, avant que les analyses d’un jeune scientifique et les progrès de l’enquête policière ne resserrent l’étau sur lui…
Les Trois yeux est l’exemple type du roman tiraillé entre deux tendances, entre deux époques même : l’intrigue policière et romantique est presque caricaturale et typiquement contemporaine, tandis que les extrapolations scientifiques font preuve d’une audace autrement plus grande. Victorien est en outre d’une passivité et d’une inefficacité rares, pratiquement tous les événements ne faisant que le balloter. Le fin mot de l’histoire anticipe sur ce qu’allaient imaginer bien plus tard Arthur C. Clarke et Stephen Baxter dans Lumière des jours enfuis, l’enregistrement de phénomènes du passé, effectués par une espèce extra-terrestre sise sur Vénus, qui ne cherche qu’à communiquer avec l’humanité. On remarquera au passage le parallèle avec certains éléments clefs de l’humanité vue par Maurice Leblanc, l’existence d’un sauveur divin qui s’est sacrifié pour les autres (oui, on assiste avant Jésus Vidéo à la crucifixion du Christ) et la centralité de l’amour, déjà sensible chez Souvestre ou Pawlowski. En arrière-plan, toutefois, et au-delà d’un patriotisme anti-allemand assez prononcé (sensible dans la vision du bombardement de la cathédrale de Reims par les « Barbares » -sic-), Maurice Leblanc semble résolu à accepter que la propriété collective -ici, celle de la fameuse invention- puisse, dans des cas particuliers toutefois, se substituer à la propriété et au profit privé, plus égoïstes.
La fin du roman répond à la typologie établie par Simon Bréan dans sa thèse (La Science-fiction en France. Théorie et histoire d’une littérature), à savoir la disparition de la découverte, et l’incapacité à la reproduire (une hypothèse discutable, de par le caractère collectif de la recherche), laissant le lecteur frustré d’une inexistante suite… Un désir d’immobilisme assez frappant : « La connaissance du passé et de l’avenir est-elle une condition du bonheur pour l’humanité ? N’est-ce pas au contraire la loi même de notre équilibre que nous soyons obligés de vivre dans les bornes étroites du présent, et de n’apercevoir, devant nous ou derrière nous, que des lueurs mal éteintes ou des lueurs qui s’allument ? Notre savoir est proportionné à nos forces, et il n’est pas bon d’apprendre et de déchiffrer trop vite des vérités auxquelles nous n’avons pas eu le temps de nous adapter, et des énigmes que nous n’avons pas encore mérité de connaître. » (p. 221)