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L’Odeur de la bête
dimanche 18 février 2018, par
Philippe CURVAL (1929-2023)
France, 1981
Paru l’année suivant La Face cachée du désir, L’Odeur de la bête s’inscrit également dans la veine du space opera, et place au cœur de sa problématique la communication et la compréhension entre humains et extra-terrestres. Dans ce roman, le lecteur découvre la planète Shafton par les yeux d’Antoine Stapole, un médecin sympathisant de l’Union socialiste. Dans cet avenir galactique, la rivalité entre les deux blocs se poursuit, et Shafton, d’abord gérée par les Etats-Unis, a par la suite été cédée à l’URSS. C’est dans ce cadre que Stapole vient occuper le poste de direction au dispensaire de la capitale, Soyouz, et découvre les deux espèces autochtones : d’un côté, les Shafts, humanoïdes rougeâtres, candidats plein d’allant à l’intégration « socialiste », adeptes enthousiastes du matérialisme dialectique ; de l’autre, les naonyths, sortes de kangourous grégaires, détestés par les Shafts, mais qui semblent dissimuler un énigmatique pouvoir… Se confrontant au dépaysement radical de Shafton, Stapole est fasciné par les ruines locales, témoins d’une civilisation puissante et élaborée, intrigué par les Shafts, parmi lesquels son assistante mama Valentina, et hostile aux bureaucrates locaux. Il éprouve surtout progressivement une attirance de plus en plus forte pour Nyth, une naonyth initialement renversée par son chauffeur, qu’il s’efforce d’abord de soigner, puis envers laquelle il finit par éprouver une véritable passion amoureuse et charnelle.
L’Odeur de la bête, c’est en apparence d’abord une critique nuancée du bloc socialiste, de sa bureaucratie tatillonne [1], des comportements arrogants et supérieurs de ses « élites » coloniales, finalement guère différentes de celles du bloc opposé, mais une critique qui ne cache pas la promesse d’émancipation réelle apportée par l’idéologie marxiste-léniniste à une race extra-terrestre sous-développée, en un reflet direct des progrès géographiques de la sphère d’influence « socialiste » au cours des années 70. Mais le roman palpite surtout de ce qui s’impose comme un des thèmes majeurs de Philippe Curval, celui de la compréhension de l’autre, de l’ouverture à l’altérité comme promesse -souvent non advenue, malheureusement, « Parce que l’Homme avait peur des autres. » (p.150) [2] - d’un épanouissement général. La relation souvent crue, brute, entre Stapole et Nyth, est éminemment transgressive, résonnant comme un ultime écho des espoirs de libération sexuelle des années 68. Mais par-delà, c’est une ode au métissage qui est entonné. Stapole est lui-même fruit d’un couple original (une Soviétique d’origine mongole et un Jamaïcain), et il caresse l’espoir, outre d’un apprivoisement des nouveaux arrivants avec les indigènes [3], d’une réconciliation entre les deux rameaux autrefois complémentaires des habitants de Shafton, l’espèce antérieurement supérieure ayant fait le choix de renier les acquis de la civilisation au profit d’une vie plus instinctive, moins lourde à porter (on pense en partie au dénouement du film Planète interdite). Ce que l’on peut lire comme une allégorie de l’idéal porté par Philippe Curval, celui d’un anarchisme individualiste, ouvert à tous, dominants comme dominés (naonyths comme shafts), l’union de toutes les bonnes volontés, avides d’hédonisme et de solidarité, primant sur la confrontation et l’affrontement destructeurs…
[1] « L’Union socialiste avait un air incomparable de faire passer le temps à qui s’ennuyait dans la vie, en octroyant à ceux qui travaillaient à ne rien faire une conscience de classe inébranlable. », p.86. « Trop habitué à l’Union socialiste pour savoir qu’il ne fallait jamais s’attaquer de front aux propositions des fonctionnaires, même si elles étaient aussi absurdes et cruelles (…) », p.128.
[2] « (…) à propos de la liberté : l’un voyant son essor dans l’abdication de l’individu au profit du nombre (d’une ombre ?) [le représentant de l’Union socialiste], l’autre dans la recherche de la différence pour l’exaltation absolue de l’identité. [Stapole] », p.175.
[3] « Le paria et le colonisateur vivaient en symbiose. », p.169.