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Debout les morts ! Le train fantôme entre en gare.
dimanche 11 mars 2018, par
Philippe CURVAL (1929-2023)
France, 1984
Denoël, coll. "Présence du Futur", 192 p.
Ce recueil de Philippe Curval se compose de neuf nouvelles, reliées par un thème transversal, celui de la mort, renforcé par un mot ou une expression humoristiques (« Morte Adèle »…) en exergue de chaque texte.
« L’homme immobile » prend place dans l’univers du Marcom, popularisé par le cycle dit de l’Europe après la pluie. Nous suivons un citoyen atteint de cécité suite à de la contrebande de boîtes de conserves anciennes, qui cherche à échapper au centre d’invalides au sein duquel il était retenu. Mais dans cette société extrêmement policée, hygiéniste et contrôlée, dirigée par un « gouvernement secret » (sic), il ne parvient à échapper à la police que pour tomber entre les bras de celui qui fut son fournisseur… Philippe Curval fait de la sorte le portrait d’une société arrivée à bout de souffle, dont la prospérité étouffe la personnalité et la vitalité, et dont les habitants, de plus en plus seuls, voire autistes, cherchent un vain dérivatif dans la simulation virtuelle. On peut en rapprocher « Un secret bien suivi », texte ironique à l’humour grinçant, qui illustre la volonté de transparence voulue par l’Etat et relayée par une population qui y trouve finalement son intérêt, une sécurité et un sentiment d’être utile bien aliénants. Deux autres nouvelles prennent également place dans le Marcom. Sur un mode comique, « Pas de week-end pour les zombies » pallie au manque de main d’œuvre par la réutilisation de morts cryogénisés mais dont les capacités cérébrales sont censées avoir été dégradées par le processus. Jusqu’au jour où une descendante d’un de ces défunts ramenés à une vie de servitude, parvient à réveiller leur mémoire, luttant pour leurs droits. Las, se sacrifiant pour la cause, son réveil n’en sera que plus brutal, les « zombies » ayant fini par se dégrader et disparaître, comme une concrétion de l’impossible réveil des « damnés de la terre ». « Le monde est une insomnie », enfin, prend place bien en aval du temps, puisque la société y est pratiquement décomposée, livrée au cannibalisme des rares survivants, parmi lesquelles les femmes-chiens, chimères créées pour la satisfaction sexuelle. On y découvre que certains des adversaires du capitalisme avaient transféré leurs consciences dans le réseau informatique, précipitant la chute de la société et s’illusionnant sur la possibilité d’en édifier une nouvelle, meilleure. Un texte qui illustre bien la défiance de Philippe Curval à l’égard des idéologies cherchant à libérer l’homme, et des mentors qui croient détenir les itinéraires d’un futur de liberté.
« La nécropole enracinée » est le texte le plus proche du space opera, de la science-fiction classique, dirons-nous, à ceci près qu’on y trouve des problématiques plus proches de la nouvelle vague des années 1960. Sur une planète lointaine, un scientifique, désireux de retrouver son père disparu, pénètre au cœur des souterrains bâtis par une ancienne race extra-terrestre désormais disparue, et occupés en leur profondeur par un protoplasme comestible, dont l’absorption provoque une extension des capacités mémorielles. Il finit par se diluer en son sein, découvrant la véritable nature de cette forme de vie collective, combinant les héritages de plusieurs espèces différentes, mais handicapée par son isolement, et finalement condamnée à être découpée en tranches pour la satisfaction de notre société de consommation. Ou quand le profit et la jouissance égoïste ont raison de l’intelligence et de la connaissance. « La dernière photo de Laure Lye » est plus ambitieux, à la fois par sa forme -les éléments d’un dossier rassemblé par un journaliste entreprenant, interviews, extraits de mémoires informatiques ou du journal de la star disparue, Laure Lye- et par son fond, puisqu’il est ici question de la force de l’image, un nouveau procédé de capture permettant de sublimer une femme commune et d’en faire une vedette planétaire, au point de faire disparaître son corps tandis que son image parasite l’ensemble de la société. Et puis il y a l’humour volontiers absurde de Philippe Curval, un nihilisme serein, si j’ose dire, sensible dans la nouvelle éponyme, qui narre les péripéties vécues par un groupe d’individualités disparates, associés dans une mort qui les a miniaturisés et leur offre une nouvelle vie, à condition d’échapper aux embuches d’un petit déjeuner… « Trafic de fureurs » affecte un rire plus jaunâtre, puisque les expérimentations faites sur des chimpanzés devenues dactylos créent leurs propres névroses et permettent ainsi d’élaborer des drogues capables de (re)donner aux gens une béatitude primale, grossissement terrible de la société de la performance et du stress qui était déjà la nôtre, en cette décennie de déferlante néo-libérale.
Quant à « Si vous n’avez rien à me dire », qui conclut ce recueil fort recommandable, il s’agit d’un jeu avec le lecteur, et d’une manifestation de dérision vis-à-vis d’une misanthropie surjouée. « Alors, ensemble, nous pourrions nous taire, afin d’écouter le silence du monde. » (p. 188).