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Calling Chtulhu
dimanche 22 avril 2018, par
Collectif
France, 3 vol., 2015-2016-2018
L’Ivre Book, collection Imaginarium, 204 pages pour le premier volume, 221 pour le second, 202 pages pour le troisième.
Parmi les très nombreuses parutions récentes tournant autour de Lovecraft et de ses créations, la trilogie anthologique de L’Ivre Book est probablement celle qui est passée le plus inaperçue. Pourtant, les deux premiers tomes étaient proposés à la fois en papier et en version numérique, le dernier n’existant que sur ce support (pour un prix modique, d’ailleurs). L’ensemble est imposant : onze auteurs dans le premier livre, treize dans le second, huit dans le dernier. Il fait par ailleurs suite à une série de publications de nouvelles en numérique, un texte à la fois, dans une série déjà nommée Calling Cthulhu. Il est toutefois regrettable que pour chacun de ces trois recueils, aucune présentation ne soit proposée, permettant de revenir sur la genèse et la finalité de ce projet.
Le plus important, ce sont bien sûr les textes. Et comme pour le diptyque Sur les traces de Lovecraft de Nestiveqnen, on peut dire qu’ils s’inscrivent dans une double tendance : des hommages très sages, trop respectueux du patrimoine lovecraftien, et des variations un peu plus originales. « La toile », de Thomas Lecomte, est ainsi une évocation d’Atlach-Nacha, qui joue avec une certaine efficacité sur la peur traditionnelle des araignées, mais s’avère un peu bancal dans sa narration. « Le trou », de Jean-Jacques Jouannais, est un récit plus fourni de malédiction familiale, classique mais relativement sympathique. Il en est de même, mais dans un registre plus sommaire, pour « Les masques de Kahnuggah », de Ruwan Aerts, l’expédition d’un ethnologue dans l’Amazonie profonde ayant éveillé des esprits finalement très conventionnels.
Alain Blondelon, dans « Portraits macabres », s’essaye à davantage de singularité, mais son peintre rencontrant un modèle lui ouvrant des perspectives inédites manque d’approfondissements et de réelle solidité. De même, « Shiloh » de Sylvain-René de la Verdière, a l’excellente idée de quitter le cadre de la Nouvelle Angleterre pour plonger en pleine guerre de sécession. Mais bien que son dévoilement des coulisses de la bataille de Shiloh soit intéressant, il est un peu bref, et laisse une impression de frustration. Avec « Visite guidée de R’lyeh », d’Elodie Serrano, on hésite entre second degré et absence totale de crédibilité. Le récit d’une croisière menant à la cité de Cthulhu, le pauvre étant suffisamment incommodé par des flashs photographiques pour que certains puissent sauver leur peau, est en effet bien proche (mais involontairement ?) du pastiche… On préfèrera, dans le genre décalé, « Cthul’Hu, le déchu », de Sébastien Tissandier : certes, c’est une trahison de l’essence de Cthulhu en personne, mais faite avec une simplicité – d’aucuns parleraient de naïveté – si généreuse qu’elle désarme en partie la critique.
« L’affaire Philippe Lardamour », de Fabien Lyraud, est un des meilleurs récits du premier volume. Le personnage, un doctorant étudiant les parallèles entre cultes des déesses mères antiques et culte marial, se rend dans un petit village français, où il essaye de comprendre les événements étranges ayant suivi une apparition de la Vierge, au milieu du XIXe siècle, non reconnue par le Vatican. Différent et instillant un certain malaise, c’est une nouvelle qui sort du lot. Il en est de même pour « Tibériade », de Nicolas Pages. Tout débute par une romance étudiante entre une Américaine férue d’occultisme et un archéologue israélien, puis se poursuit par l’exploration d’une pyramide engloutie sous le lac de Tibériade. On a là une excellente déclinaison du mythe de Nyarlathotep, à la fois respectueuse du canon et amenant très finement plusieurs apports personnels. Un bien joli texte. Dernier titre du tiercé gagnant de ce premier volet, « La bonne étoile », signé Mathieu Dugas. Plein d’ironie, il prend comme personnage principal un pauvre gamin devenu grand, Bobby, petit délinquant dépassé par ce à quoi il assiste, une rivalité sanglante entre deux hommes et deux cultes innommables. Très bien senti et efficace.
Le second volume de cette série d’anthologies est d’un degré qualitatif légèrement moindre. « La bibliothèque inondée » de Catherine Magalhaes part d’une bonne idée, avec cette bibliothèque universitaire souterraine et sa responsable, au bord de la dépression, mais son traitement rejoint le texte d’Elodie Serrano dans le premier tome, hésitant entre humour et ridicule. On pourrait en rapprocher « La Cité d’Irem » d’Erwan Bracchi, qui essaye de transposer les cultes innommables dans le cadre d’une cité de banlieue (Irem, donc), belle trouvaille, mais dont le dénouement frise le non-sensique. « Par-delà R’lyeh », de Dean Venetza, est à l’inverse une pochade parfaitement assumée et maîtrisée : débutant de manière orthodoxe, le récit se transforme ensuite en dialogue confrontant Cthulhu et Odin, plein d’humour, et se terminant par une perspective de conflit dantesque entre Cthulhu et Yahvé ! « Ne traînez pas en chemin » d’Eric Colson se place dans un cadre à priori porteur, celui des îles Aléoutiennes, mais son récit souffre de quelques faiblesses de cohérence interne, et manque de réelles surprises. Il en est de même pour « Le puits » de Frédéric Livyns, qui part pourtant d’une idée sympathique, mais souffre d’un manque de crédibilité (comment ce puits peut-il attirer suffisamment de victimes, s’il faut à chaque fois solliciter un nouvel acheteur ?).
Jean-Laurent del Socorro signe avec « La reine de pourpre vêtue » un texte particulièrement bien écrit, où il reprend le fameux Roi en jaune à travers une histoire de tragédie amoureuse sur fond de théâtre très réaliste. Joli mais bref, « Azathoth » de Baptiste Mesot est une évocation presque poétique de la puissance écrasante des Grands Anciens. « Le legs » de Jeff Gautier présente la particularité de se subdiviser en trois temps distincts : « Le legs » décrit la découverte de son héritage par un neveu qui finit par succomber à une ancienne malédiction ; « Le rivage interdit » suit l’enquête de quatre amis du précédent personnage afin de retrouver sa trace ; « Celui qui hurlait dans les ténèbres », enfin, le segment le plus convaincant, voit le personnage le plus solide de tous essayer de comprendre ce qui est arrivé au groupe précédent, Le problème, c’est que cette nouvelle est bien trop longue, d’autant qu’elle ne fait finalement que broder sur des thèmes connus (le village côtier décrit, censé se situer en France, est un pur décalque d’Innsmouth) ; seule l’île située au large témoigne d’une légère originalité, toute relative. Il en est de même pour l’essentiel dans « Les enfants de Cthulhu » de Barnett Chevin, trop classique de bout en bout (dévoilement des réalités cachées, récit écrit au seuil de la mort, retour des hordes de Cthulhu, rôle double du Necronomicon…).
Franche réussite, « La cérémonie » de Virginie Buisson-Delande s’amuse avec brio à confronter le monde littéraire des adorateurs de Cthulhu, coincés dans l’entre-deux-guerres, et la réalité contemporaine, dans une nouvelle à la fois originale et frappante. Un léger cran en-dessous, « Mission Genèse » de Barnett Chevin nous projette dans un avenir relativement lointain, où l’espèce humaine, après avoir risqué l’annihilation nucléaire, a essaimé dans l’espace, découvrant les traces d’une antique civilisation, jusqu’au cœur de la Terre… Très sombre, cette nouvelle est une belle variation sur l’esprit lovecraftien, celui de l’insignifiance humaine face à des entités supérieures, mais combinée aux désastres écologiques, entre autres, et à un pessimisme écrasant. « Faille » de Didier de Vaujany partage avec le texte précédent une projection dans le futur, mais moins éloignée : nous sommes ici dans les années 2060, et toutes les scènes qui succèdent au début du récit sont de vrais moments coup de poing, franches réussites actualisant de belle manière les cauchemars lovecraftiens. S’ensuit une enquête malheureusement tranchée nette par un dénouement arrivant presque comme un cheveu sur la soupe. Voilà donc une nouvelle prometteuse, mais qui aurait gagné à être plus travaillée sur sa seconde moitié, pour devenir vraiment remarquable.
C’est assurément Marthe Machorowski qui signe le texte le plus fort et le plus réussi de ce second volume. « Une très longue nuit » cache, sous un titre finalement très simple, un récit excellent. Non seulement son cadre – une croisière en comité familial restreint sur un canal – se révèle fort original, mais il est mis au service d’une intrigue convaincante sur le plan psychologique, effrayante sur celui de l’ambiance, saisissante pour ce qui concerne les descriptions volontiers gore. A lire et à relire. Enfin, John Steelwood termine l’anthologie à la place qui aurait dû être celle de Marthe Machorowski. « La voix » est en effet une nouvelle nettement plus basique et manquant clairement de profondeur.
Le troisième et pour l’heure dernier volume de cette série anthologique est paru début 2018. Pour l’essentiel, son sommaire comprend des auteurs qui n’étaient pas présents dans les deux précédents recueils. « Réveil mortel » de Françoise Grenier-Droesch se subdivise en plusieurs temps, et décrit les conséquences de la résurrection d’un écrivain. Un texte mitigé, car à côté de scènes trash parfois un peu gratuites ou forcées, et de tableaux sociaux caricaturaux (sur le monde de la télévision en particulier), le récit manuscrit du dit écrivain est d’un esthétisme hypnotique, proposant une vision de la divinité délicieusement transgressive. « Dieu », de Jean-Michel Grenier, est par contre trop partiel, trop implicite pour convaincre. Il y avait une idée à creuser dans cette expédition d’un bathyscaphe qui tourne mal, mais les événements se produisent sans réelle logique, et le lien avec cette survivante plongée dans le coma manque de solidité. « L’énigme du manoir Wellington » se fait plus original, presque décalé. L’essentiel de la nouvelle est en effet consacré à une affaire d’héritage, avec une énigme à résoudre autour de la bibliothèque du manoir en jeu. Une ambiance à la Sherlock Holmes, donc, qui ne verse dans l’univers lovecraftien qu’à la toute fin, laissant une certaine impression d’inachevé.
Romain Billot est un de ceux qui s’en sort le mieux. « Le sentier de la chèvre noire » déplace les cauchemars lovecraftiens en plein cœur du Cantal, et comme pour Les Epouvantails de Philippe Morin, il révèle tout ce que la campagne, pour des urbains de plus en plus chroniques, peut révéler d’insondable. Classique, sur le fond, mais très efficace, sur la forme. Faust Netschaiev, que j’apprécie particulièrement pour l’avoir publié à trois reprises dans Dimension Merveilleux scientifique, signe pas moins de deux textes. « L’héritier » et « Le copiste » sont emboîtés, presque fusionnés, répondant à une précédente nouvelle de l’auteur (« Le faussaire », publiée dans la série numérique Calling Cthulhu, justement) ; il s’agit d’une mise en abyme impliquant jusqu’au lecteur, fort bien écrite et dérangeante, troublante. « HP (une lumière dans la nuit) », de Terry O’Meher, est presqu’aussi réussi, avec son histoire toute en ambiguïté du visiteur d’un asile d’aliénés. La peur et l’horreur sont distillées avec précision, et si la première fin peut sembler friser le ridicule, elle est rachetée par la seconde et la troisième fins… Nicolas Pagès fait pour terminer le choix du second degré, un excellent parti-pris, tant son « Krakatoa Azathoth Fan Club » suscite le sourire, avec son vulcanologue émérite ayant rassemblé une équipe de jeunes étudiants afin de les sacrifier à Azathoth et Nyarlathotep. Le volume est complété par un article de Arnaud Moussart, « Lovecraft : phénomène (contre) culturel », mais l’auteur en reste essentiellement à l’exposé d’un programme de recherche, sans approfondir un sujet pourtant intéressant (pourquoi l’œuvre de Lovecraft a-t-elle connu une réception importante dans les années 1960 aux Etats-Unis, en dépit de ses caractéristiques misogynes ou racistes ?).