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Conan le Cimmérien
dimanche 31 janvier 2021, par
Robert HOWARD (1906-1936)
Etats-Unis, 1932-1933
Bragelonne, coll. « Les Intégrales », 2007, 576 pages.
Patrice Luinet a bien mérité de la fantasy : grâce à son travail, nous pouvons désormais apprécier la saga de Conan restituée dans sa pureté originelle, loin des réécritures que lui imposa Sprague de Camp. Trois copieux volumes ont été nécessaires pour proposer l’intégralité des nouvelles – et du seul roman – mettant en scène le héros venu de la septentrionale Cimmérie. Pas de classement chronologique restituant une histoire linéaire de Conan, mais l’ordre d’écriture dicté par Howard en personne, laissant au lecteur le soin de rassembler les morceaux épars d’une légende, éclats brisés d’une œuvre d’art. Car s’il est d’emblée une caractéristique forte des récits de Conan, c’est leur style, puissant, âpre, chargé en exotisme et même en poésie.
« Le phénix sur l’épée » nous montre ainsi un Conan roi d’Aquilonie, dont la vie passée est déjà riche en aventures multiples. Dans cette première nouvelle, il doit faire face à un complot visant à l’assassiner. Un sorcier devenu esclave, Thot-Amon, ainsi que le fantôme d’un antique souverain, seront les aides vitales à sa survie. Il y a déjà, dans ce récit, une originalité certaine dans le traitement d’un sujet a priori basique. « La fille du géant du gel » est plus poétique, Conan tentant d’y attraper une superbe créature, et affrontant en conséquence rien moins que des êtres divins. L’esprit des dieux grecs n’est pas si loin, eux qui aimaient tant se jouer des humains, à ceci près que Conan incarne un vrai danger pour eux. « Le dieu dans le sarcophage » nous montre Conan voleur, dans un cadre qui s’apparente davantage à celui d’une enquête policière… tout au moins jusqu’à son dénouement, qui laisse s’exprimer force brute et horreur sans faille.
« La tour de l’éléphant » est de prime abord de facture très classique : Conan s’y associe, un peu malgré lui, à un prince des voleurs afin de dérober un joyau sans égal caché au cœur de la tour d’un redoutable sorcier. Oui, mais ce que Conan découvre, c’est un extra-terrestres maintenu prisonnier par la magie du sorcier, un monstre inspirant pitié et empathie ! Dans « La citadelle écarlate », le roi d’Aquilonie a perdu le pouvoir, victime d’une trahison de certains de ses proches. Enfermé dans les souterrains de la forteresse d’un puissant sorcier, il y délivre un rival en maléfices qui est peut-être plus dangereux encore que le geôlier du Cimmérien. Ce Conan aux enfers, en dépit de l’intrusion d’un personnage issu de l’époque de la nouvelle suivante, trop artificielle, se termine en un feu d’artifice épique, bataille dantesque à l’appui. « La reine de la côte noire », justement, voit Conan devenir pirate, aux côtés d’une shémite (sic), adversaire à la tête d’un équipage de noirs dont il tombe finalement amoureux. Cet alter-égo, il la perdra lors d’une expédition vers une cité perdue.
Plus prévisibles, mais laissant s’échapper un souffle magique et emphatique, « Le Colosse noir » conte l’invasion orchestrée par un fantôme du passé surgi du désert, donnant l’occasion à Conan de devenir pour la première fois chef de guerre, tandis que « Chimères de fer dans la clarté lunaire », comme du reste « Le bassin de l’homme noir » et « Le diable d’airain » (dans lequel Conan est devenu hetman des Kozaks), confronte le Cimmérien à des maléfices nichés sur des îles perdues. Dans la plupart de ces nouvelles, le guerrier est accompagné de femmes aussi accortes que peu vêtues, un cliché pas si rare à l’époque de rédaction… et même après ! On notera d’ailleurs à cet égard une préférence d’Howard pour les beautés à la peau pâle et à la chevelure d’ébène. Dans « Xuthal la crépusculaire », récit qui sort du lot grâce à sa cité peuplée d’individus ayant fait le choix du rêve sous influence (celle du lotus noir) au détriment du réel, une beauté en fouette une autre, anticipant la veine qu’allait populariser un John Norman dans son cycle de Gor. « La maison aux trois bandits », malgré son sujet très classique – Conan est engagé par un aristocrate pour tuer le sorcier de la ville qui risque de le dénoncer pour espionnage – convainc par un traitement rythmé, riche en rebondissements.
Dans « La vallée des femmes perdues », on retrouve Conan plongé au cœur des royaumes noirs de Kush, contraint d’affronter, comme souvent, un mal venu des profondeurs du passé. On comprend d’ailleurs aisément, à la lecture, ce qui a pu rapprocher Howard de Lovecraft, à ceci près que chez le premier, l’homme, dans ce qu’il a de plus primal, est capable de s’opposer avec succès à ces forces ancestrales. A l’issue de cette première période d’écriture, un constat est clair : Howard cédait régulièrement à une forme de systématisme, de répétition même, lié à la nécessité de vendre à Weird Tales, les meilleurs récits se concentrant dans ses débuts (« Le phénix sur l’épée », « La citadelle écarlate », « La tour de l’éléphant », « La reine de la côte noire », auxquels j’ajouterais « Xuthal la crépusculaire »). Des annexes complètent l’ensemble des nouvelles, une version refusée par Weird Tales du texte inaugural « Le phénix sur l’épée » (où c’est surtout le début qui diffère), un exposé complet d’Howard lui-même sur l’histoire de son continent imaginaire (« L’âge hyborien »), ainsi que divers synopsis et extraits d’histoires inachevées. Précieux, l’article de Patrice Louinet explicite la genèse et l’histoire de la rédaction de ce premier ensemble de nouvelles.
Conan, c’est la vitalité barbare opposée à la langueur et à la décadence des civilisations urbaines, la simplicité du culte de Crom contre les religions plus cérébrales et alambiquées, l’authenticité et le lien direct à la nature contre la sophistication et l’éloignement des rythmes naturels. Sa philosophie, simple sans pour autant être simpliste, mêle une forme d’hédonisme à une immanence décomplexée. Rejouant la dialectique d’Ibn Khaldoun, Robert Howard place la nécessaire revitalisation des empires et des peuples fatigués dans les marges du monde. Et bien que l’Hyborée, le continent où se déroulent les aventures de Conan, soit censée appartenir à l’aube de l’histoire, c’est en réalité d’une concaténation de peuples et de civilisations dont il s’agit : Assyriens, Arabes, Vikings, Cosaques, Tatars, Chinois, Zoulous, tous sont présents, sous des noms alternatifs, superposant les époques sans souci d’anachronisme (rien d’étonnant, par conséquent, à voir une mosquée parmi les bâtiments cités !).