Les guerriers du silence

Pierre BORDAGE (1955-)

France, 1993

Les Guerriers du Silence est le premier volet de la trilogie qui a rendu Pierre Bordage célèbre, premier volet qui a d’ailleurs été récompensé par le Grand Prix de l’Imaginaire, le prix Julia Verlanger et le prix Cosmos 2000 (mais d’où viennent tous ces prix ??). Il est vrai que ce roman est un ambitieux space-opéra à la française qui n’a rien à envier à ses équivalents anglo-saxons. On pense très rapidement à Dune, tant la complexité de l’univers et les intrigues politiques se révèlent développés. Chaque chapitre est d’ailleurs introduit par des poèmes ou autres textes qui renforcent la crédibilité du monde de la Confédération de Naflin. Quant aux protagonistes, ce sont des communautés de personnes dont les alliances et trahisons rythment l’histoire. Les Syracusains, nobles raffinés et ambitieux, sont en fait manipulés par les Scaythes d’Hyponéros, race extra-terrestre dotée de pouvoirs télépathiques extrêmement puissants, et dont le but semble être le contrôle de l’univers connu et la destruction de l’humanité.

Ces deux puissances se sont liées à un troisième pouvoir majeur, l’Eglise du Kreutz à vocation totalitaire, image à peine voilée de la religion catholique, avec ses mœurs corrompues, son idéologie nauséabonde et destructrice et son Inquisition impitoyable. Face à eux, seul l’Ordre Absourate semble pouvoir stopper cette remise en cause d’un équilibre politique millénaire. Composé d’une élite de chevaliers évoquant à la fois les Templiers et l’ordre des jedi, et dont l’idéologie est plus proche du boudhisme, il maîtrise le cri qui tue, thématique assez proche de celle de la Voix des Bene Gesserit de Dune. Néanmoins, ces protagonistes collectifs majeurs ne sont pas eux-mêmes monolithiques, et des dissensions internes se font jours, de l’opposition vaine du noble syracusain à la trahison du Scaythe Harkot, en passant par le chevalier déchu Long Shu Pae qui avait souhaité faire revenir l’ordre aux racines de son enseignement.

Mais à côté de ces grandes puissances, quelques figures individuelles surnagent et vont se révéler déterminantes dans l’évolution des événements : Aphykit, jeune fille qui maîtrise en partie les pouvoirs télépathiques transmis par son père ; Tixu, employé de la grande compagnie de transports, la C.I.L.T. (avatar de la guilde des navigateurs de Dune, mais dont la méthode est directement inspirée de celle de Star Trek), qui se retrouve propulsé à la place de héros ; et Filp Asmussa, ambigu chevalier absourate rongé par le doute, qui restera finalement sous-exploité, sa mort intervenant à la fin de ce premier acte : le triangle amoureux qu’il constituait avec Tixu et Aphykit était pourtant porteur de développements intéressants... La richesse foisonnante de cet univers et de ses intrigues est par ailleurs admirablement servie par un style qui privilégie l’utilisation d’un vocabulaire imaginaire qui plonge rapidement le lecteur dans une atmosphère exotique, et par des descriptions nombreuses et précises qui plantent de façon approfondie le lecteur, à l’instar du Silverberg du cycle de Majipoor. Seul regret : une faiblesse de l’écriture de Bordage apparaît déjà dans ces premiers romans, la relative naïveté de la spiritualité qu’il met en scène, une force de l’esprit (la science -sic !- inddique) qui s’apparente plus à de la magie sommaire, en particulier dans le cas des deux héros et de leurs voyages de planète en planète...

Ce premier volet se clot de façon bien sombre, les forces du mal semblant triompher. Gageons que les deux temps suivants de la trilogie verront progressivement la lumière resurgir et embraser la scène de cette tragédie SF. Le message central est en tout cas très clair : l’évolution et la liberté sont nécessaires, et tout carcan, tout conservatisme encouragent l’immobilisme et donc la dégénérescence d’une société ou d’une civilisation.