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Le seigneur des anneaux
vendredi 30 novembre 2001, par
John Ronald Reuel TOLKIEN (1892-1973)
Grande-Bretagne, 1954-1955
Devrait-on chercher à définir le genre artistique qu’est la fantaisie héroïque que Le seigneur des anneaux, livre publié en 1954-1955 par un professeur de linguistique et littérature anglo-saxonne à Oxford, suffirait à en dresser les grands traits. A tout point de vue, que ce soit par le succès qu’il a progressivement rencontré comme par son ampleur intellectuelle et pondérale (tremblez, lecteurs en herbe habitués aux petits romans, devant les 1200 pages du Seigneur des anneaux !) ou par ses conséquences, la suite que John Ronald Reuel Tolkien donne à Bilbo le Hobbit, paru en 1937 constitue un monument. Si Bilbo pouvait encore paraître anodin, Le seigneur des anneaux lève le voile sur un immense travail de création et de rêve.
L’histoire
A l’image de la quête du Graal, Le seigneur des anneaux raconte avant tout une quête dans un monde imaginaire - la Terre du Milieu - où la magie existe et qui est peuplé d’hommes mais aussi de créatures tels que les Elfes, les Nains, les Orques.... Sauf qu’il ne s’agit plus de trouver un objet mais de le détruire, en l’occurrence cet objet est un anneau. Première ruse de cette histoire dont le titre annonce des anneaux mais dont le récit ne se préoccupe que d’un seul (ruse que les traducteurs français de Star Wars, devenu La guerre des étoiles au lieu de Les guerres de l’étoile, reprendront et détourneront par souci d’euphonie !). dès le début, cela est cependant insinué par la strophe qui ouvre le livre :
Trois Anneaux pour les Rois Elfes sous le ciel,
Sept pour les Seigneurs Nains dans leurs demeures de pierre,
Neuf pour les Hommes Mortels destinés au trépas,
Un pour le Seigneur Tênêbreux sur son sombre trône
Dans le Pays de Mordor ou s’étendent les Ombres.
Un Anneau pour les gouverner tous. Un Anneau pour les trouver,
Un Anneau pour les amener tous et dans les tênébres les lier
Au Pays de Mordor ou s’étendent les Ombres.
Dans Bilbo, le héros éponyme, un Hobbit (sorte d’humain d’une taille inférieure à celle d’un Nain mais moins difforme que ce dernier et doté de pieds velus) devenu Bilbon dans Le seigneur, est entré en possession d’un anneau capable de le rendre invisible mais qui exerce une fascination possessive sur son détenteur tout en prolongeant sa vie. L’anneau n’est autre que celui de Sauron, seigneur ténébreux, qui l’a perdu lors d’une terrible bataille des siècles auparavant. Mais Sauron est de retour et à partir de son royaume sinistre, le Mordor, il entreprend d’établir sa domination sur la Terre du Milieu et de s’assurer le contrôle de l’anneau. Pour s’opposer à ses noirs desseins, Elfes, Nains, Hommes, Magiciens et une poignée de Hobbits tentent de dissimuler l’anneau puis décident de détruire l’indestructible en le jetant dans les flammes de la Montagne du Destin, au beau milieu du Mordor.
C’est cette aventure, fort éloignée de la promenade dominicale, que racontent les trois livres composant Le seigneur des anneaux. Le premier, La communauté de l’anneau, évoque comment Frodon Sacquet, devenu Porteur de l’Anneau par délégation de son oncle Bilbon, est amené à fuir sa vie paisible en compagnie de trois autres Hobbits, Samsagace Gamegie, Merriadoc Brandebouc et Peregrïn Touque, pour trouver refuge auprès de l’elfe Elrond où se décide le devenir de l’anneau et se constitue la communauté chargée de le porter vers sa destruction. Aux Hobbits s’adjoignent deux hommes, Boromir et Aragorn, un elfe, Legolas, un nain, Gimli - en dépit de l’animosité opposant ces deux races - et, dernier et non des moindres : le magicien Gandalf.
Diverses péripéties - expression bien modeste qui ne reflète en rien les événements épiques racontés - entraînent l’éclatement de la communauté principalement en deux groupes dont les aventures ne rendant rien à celle du premier livre, sont narrées dans les deuxième, Les deux tours, et troisième livres, Le retour du roi, pendant lesquels se joue le sort de la Terre du Milieu et de ses habitants. Pour beaucoup de gens qui ne l’ont pas lu, Le seigneur des anneaux ne sera donc rien de plus qu’un conte de fée mâtiné de récits de la Table Ronde, mais il est bien plus que cela.
Une somme
En réalité, il n’est rien de moins qu’une somme. Somme d’un travail hallucinant mais aussi somme d’une mythologie personnelle, syncrétisme des mythes d’une civilisation.
En premier lieu, J.R.R. Tolkien ne s’est pas contenté d’écrire une histoire : il a d’abord bâti le monde où se déroule cette histoire, et ce dans ces détails les plus infimes quelqu’ils soient comme le montrent prologue et appendices encadrant l’aventure. Détails géographiques car il a dressé une carte de son monde ; détails historiques car il en fait la chronologie événementielle, créant des dizaines de personnages ; détails linguistiques puisque Tolkien, spécialiste de cette discipline, a construit la langue elfique ; détails anthropologiques puisqu’il aborde aussi les modes de vies et caractères propres à chaque race. Seule la religion échappe à l’univers de la Terre du Milieu mais faut-il y voir dédain ou mépris de l’auteur pour cette dimension de l’humanité ou faut-il expliquer cette présence limitée à un simple respect rendu aux morts par le fait que l’histoire de cet univers se situe au point de jonction où se confondent mythes et mythologie ?
Ces derniers occupent une place essentielle dans la construction de l’univers du Seigneur des anneaux où se mêlent la mythologie germanique et nordique et la légende arthurienne, chacune fournissant une contribution au rêve. De la mythologie germanique résulte la dimension matérielle de la Terre du Milieu. Si celles-ci sont dénuées de dieux caractériels, la puissance de personnages comme Sauron, Elrond, ou même les magiciens Saroumane et Gandalf, comblent en partie cette absence. A part les Hobbits, qui semblent l’invention propre de Tolkien, les autres créatures sont empruntées aux légendes nordiques qu’ils soient Elfes ou Nains. Seuls sont absents les Géants. Les textes légendaires, mis en forme au XIIIe siècles, ont une influence prépondérante ; qu’il s’agisse des Eddas scandinaves - histoire mythique et héroïque du monde sous forme poétique en norrois - ou de la Chanson des Nibelungen qui inspira à Wagner sa tétralogie. L’influence du premier est perceptible dans le peuple des Eldars, mentionné en appendice ; celle du second est beaucoup plus manifeste : l’anneau de Sauron ne rassemble-t-il pas les pouvoirs du casque d’invisibilité et de l’or dérobée par le nain Alberich aux ondines du Rhin, à partir duquel le voleur fait forger un anneau de puissance qui déchaîne la convoitise des géants Fafnir et Fasolt ? Il ne faut pas oublier que la tétralogie s’intitule L’anneau des Nibelungen. Influence évidente qui fera prêter à Tolkien une idéologie douteuse pour ne pas dire nauséabonde selon certains...
Il ne faut pas oublier qu’à la mythologie nordique et germanique vient s’ajouter l’influence de la légende arthurienne. Elle est présente en la personne de Gandalf incarnation de Merlin mais aussi dans le personnage de Grand-Pas ou Aragorn ou Elessar (une autre influence à discerner chez Tolkien serait celle des romans russes auxquels ressemble Le seigneur des anneaux tant par le volume que par le nombre de noms et surnoms affublant les personnages). Sous ces patronymes se cache une seule personne, celle du Roi, héritier d’un trône perdu qu’il lui faut recouvrer au prix d’exploits à accomplir à l’instar d’un Arthur, héritier caché d’Uther Pendragon. Mais plus que dans les personnages, c’est dans l’esprit que se révèle déterminante l’influence de la légende d’Arthur. Outre la notion de quête à mener et d’exploit et hauts faits à accomplir, pain quotidien des chevaliers de la Table Ronde, l’esprit chevaleresque et l’amour courtois, comme celui unissant Aragorn et Arwen, guident la conduite de la communauté de l’anneau et de ses proches (Theoden, Faramir...). Qu’éprouve Gimli pour Galadriel si ce n’est le type même d’amour célébré dans les romans de Chrétien de Troyes ? Le seigneur des anneaux est sur ce plan fort éloignée de la fantaisie héroïque décrite par Robert Howard dans Conan quelques années auparavant.
D’autant que la poésie se révèle très présente dans l’oeuvre de Tolkien. Le seigneur des anneaux abonde en chansons poétiques célébrant la nature, évoquant les chansons de geste des troubadours médiévaux. Aspect assez agaçant compte tenu de la nature des vers et de la mièvrerie de certains d’entre eux bien qu’écrits paraît-il dans un anglais archaïque très élaboré et littéraire (ce qui pose l’intéressant et très actuel problème d’une nouvelle traduction du livre...). Reste que la poésie fait partie de la logique de la construction de l’univers de Tolkien parce qu’elle est omniprésente dans ses oeuvres de référence (Les Eddas, La Chanson des Nibelungen, les romans chevaleresques...)
Ce qui fait le succès de cette oeuvre magistrale, c’est d’abord le souffle épique qui la guide et la magie qui la baigne. Il ne faudrait pas croire cependant que Le seigneur des anneaux est entièrement séparé du monde dans lequel vit son auteur. Sa portée suffit de toute manière à l’y insérer.
Autour du Seigneur
Avec Dune de Frank Herbert et les écrits de Philip K. Dick, l’oeuvre de Tolkien, par sa richesse, constitue l’un des rares cas de récupération et d’étude par le milieu universitaire. Le livre de Nicolas Bonnal, Tolkien, les univers d’un magicien n’en est qu’un exemple représentatif mais Le seigneur des anneaux a fait couler plus d’encre qu’il n’en a nécessitée.
Ne serait que par les multiples tentatives d’interprêtation de l’univers ainsi créé. Certains y ont vu une restitution de la Seconde Guerre mondiale où les Alliés - symbolisés par les différentes races unies contre Sauron - affrontent le nazisme devenu mal absolu ; d’autres - auquel je me rallie - y lisent une transposition de la Guerre Froide opposant les alliés de l’OTAN au bloc oriental (l’insistance de Tolkien à dénoncer l’Ennemi de l’Est est on ne peut plus troublante !). Plus gênantes pour l’auteur sont les indices qui le rattachent à une idéologie fascisante et raciste comme la valorisation de héros tous blancs de peau et la condamnation des peuples envahisseurs du Sud à la peau basanée (les Harad). Si à mon sens le premier de ces indices est trop souvent jugé négativement, le second est malheureusement beaucoup plus ennuyeux et quelques lecteurs jugèrent le livre porteur d’un élitisme, féodalisme et racisme sous-jacents pour le moins gênants.
Disons simplement que John Ronald Tolkien est indubitablement conservateur dans son genre de vie et qu’il a développé, pour son plaisir et peut être s’évader de la monotonie quotidienne, un univers fabuleux où il dénonce en partie la modernité industrielle et ses conséquences écologiques. Pourquoi, s’il a construit un univers qui fait et fera rêver des générations, Tolkien devrait-il être parfait ? Ses personnages eux-mêmes ne sont-ils pas souvent confrontés à des pulsions de convoitises ? De là à trouver le livre idéologiquement nauséabond...
Odeur méphitique que nombre de lecteurs n’ont pas sentie du reste. Le succès n’a pas été immédiat mais s’est developpé progressivement au cours des années, s’accélérant avec les mouvements de libéralisation de la jeunesse des années 60, ce qui est assez paradoxal si l’on considère le conservatisme de l’auteur mais compréhensible au regard de l’écologisme de l’oeuvre et de l’herbe à pipe des Hobbits, interprêtée par la dite jeunesse comme une apologie de la drogue (mais de là à crier Gandalf, président en 1968 !!!). Son influence s’est surtout manifestée dans un microcosme croissant bâti sur les fans amateurs de la littérature s’inspirant du Seigneur des anneaux, sur les jeu de rôle et de plateau qui portent la marque indélébile de la fantaisie héroïque selon Tolkien... Et son influence s’étend sur d’autres disciplines telles que la musique, quelques groupes de rock progressif portant le nom de personnages du livre comme Galadriel, ou Moria, ou les arts graphiques.
Le monde construit par J.R.R. Tolkien, dont Le seigneur des anneaux forme le noyau central mais autour duquel viennent se greffer Bilbo le Hobbit, Le Silmarilion, Les contes et légendes inachevés, Les aventures de Tom Bombadil ainsi que plusieurs volumes de notes dont seule une petite partie a été publié en français sous le titre des Contes oubliés, n’a donc pas fini de fasciner. Gageons que le film de Peter Jackson va contribuer à accroître un succès plus que mérité...
Voici un livre à lire et à relire.