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La machine à différences

mardi 1er mai 2001, par Maestro

William GIBSON (1948-) & Bruce STERLING (1954-)

Amérique du Nord, 1991, The Difference Engine

Le Livre de Poche, 1997

L’association de deux grands auteurs du cyberpunk (style auquel il est fait allusion en forme de clin d’œil dans la conclusion du livre) pour s’attaquer au courant du steampunk, dont l’essor ne faisait à l’époque que commencer, pouvait laisser augurer de l’accouchement d’un roman phare, voire fondateur. Or, il n’en est rien. Contentons-nous de juger ce livre pour ce qu’il est, en faisant abstraction de la réputation de ses auteurs. Le style, tout d’abord, est convenable, parfois un peu lourd, mais surtout, des longueurs trop fréquentes rallongent à l’excès le développement de l’histoire.

Venons-en au fond. L’univers mis en scène est typique du steampunk : un XIXe siècle alternatif, dans lequel le progrès technologique a fait un bond en avant, en particulier grâce à l’invention de Charles Babbage, un précurseur de l’ordinateur tel que nous le connaissons ; on découvre même les ancêtres du fast-food et de la carte de crédit ! On retrouve en outre des personnages historiques aux destinées divergentes, comme Lord Byron, devenu premier ministre de sa majesté britannique, ou John Keats, talentueux kinéotropiste (ancêtre du cinéma). L’histoire politique de l’Angleterre en est elle-même modifiée, puisqu’à la dictature de lord Wellington, vainqueur de Napoléon, succède une révolution populaire dont se servent les leaders du Parti radical, Byron en tête, pour prendre le pouvoir et faire du pays la première puissance technologique, tout en écrasant les velléités révolutionnaires restantes. La situation géopolitique mondiale est également légèrement différente de notre réalité. En ce milieu du XIXe siècle, les Etats-Unis sont déjà divisés entre Unionistes et Confédérés, indépendants les uns des autres, tandis qu’à l’ouest, les terres se partagent entre Etats autonomes, comme la République du Texas ou celle de Californie. Le Mexique est possession française, l’Allemagne est très loin de son unité, sans parler de bien d’autres différences plus légères.

Le roman se décompose en plusieurs " itérations ", autrement dit des tableaux successifs, à travers lesquels on retrouve des personnages récurrents, vus sous divers angles, un procédé tout à fait stimulant. Parmi eux, les plus importants sont le journaliste Oliphant, l’inspecteur Fraser et le paléontologiste Mallory. Leurs destinées se croisent donc sur fond de contestation sociale, de transition politique et de pollution mystérieuse de Londres. A cet égard, le mouvement socialiste, qui apparaît à plusieurs reprises -il a même instauré une Commune à Manhattan, à laquelle participe Karl Marx, tandis que lord Engels est un industriel du textile puissant mais sympathisant du mouvement- n’est pas présenté sous un éclairage favorable. Faut-il y voir simplement le reflet de la mentalité des personnages (particulièrement européocentristes), ou une conviction partagée des auteurs ? Difficile à dire.

Reste que l’intrigue n’est pas ce qui fait la force du livre, n’exploitant pas à fond les richesses de cet univers. Elle est plutôt un prétexte à la description d’un Londres alternatif, une description qui mêle atmosphère et aspects strictement matériels, souvent détaillés. La fin du roman est d’ailleurs entièrement consacrée à cette évocation, par le biais de nombreux documents qui apportent de précieux compléments à ce que l’on avait déjà pu apprendre au fil de l’histoire. Il manque cependant cette touche de génie qui aurait peut-être fait de ce roman un incontournable du courant steampunk ; il en est simplement une bonne application, sans plus.

Je ne peux toutefois terminer cette critique sans aborder, une fois n’est pas coutume, les problèmes que soulève la préface de Gérard Klein. Ses rappels sur l’historique de l’anticipation et de l’uchronie sont intéressants (pour ce dernier point, il est indispensable de se reporter au livre de Eric Henriet, L’Histoire revisitée, (dont Gérard Klein fait d’ailleurs un résumé), mais dès lors qu’il s’essaye lui-même au jeu de l’uchronie, il aborde un terrain particulièrement glissant. Sa critique de l’enseignement de l’histoire dans le secondaire, qu’il estime " réifié et idéologisé " et par là défavorable à l’imaginaire uchronique, est pour le moins partielle, et fait fi de l’effort de problématique qui a été mené depuis au moins vingt ans. Que les programmes tendent à présenter une version de l’histoire qui puisse légitimer l’Etat et présenter son avènement comme " inéluctable ", c’est exact ; mais fort heureusement, les enseignants disposent encore de la liberté de leurs cours, et ils doivent théoriquement, par le biais de problématiques, faire réfléchir les élèves sur les possibles, en histoire comme en géographie, les causes et conséquences multiples d’un événement (entendu au sens large), pour développer chez eux le sens critique...

Mais surtout, son exercice uchronique qui prend comme point de départ la Fronde est bancal, stipulant que sans elle, le pouvoir royal ne se serait pas isolé à Versailles (c’est faire à cet égard bien peu de cas de la personnalité de Louis XIV) et n’aurait donc pas eu à subir la Révolution en 1789.... Il se contredit quasiment lui-même, lorsqu’il écrit qu’une " tyrannie mafieuse et sanguinaire " (sic) succède " presque nécessairement " (souligné par moi) à la Révolution, retrouvant l’inéluctabilité de l’Histoire... Et surtout, il reprend la thèse de François Furet sur la Révolution qui aurait interrompu une évolution en cours, évolution qui aurait bien sûr fait de la France LA puissance européenne du XIXe siècle (je ne m’attarderai pas sur les échos nationalistes d’une telle hypothèse). En attribuant à la non-existence d’un événement la disparition d’un changement aussi profond que celui de la Révolution, il fait bien peu de cas, justement, des tendances de fond de l’Histoire, cet océan décrit par Braudel, et se limite à écarter une partie de l’écume. Je doute que beaucoup d’historiens le suivent dans cette voie. Sa réécriture des XVIIIe-XIXe et XXe siècles reste amusante, mais plutôt vaine.

De même, sa deuxième excursion uchronique, basée sur l’inexistence du bombardement des Japonais sur Pearl Harbor, qui lui semble mettre fin à toute possibilité d’entrée en guerre des Etats-Unis, est éminement discutable : on sait que Roosevelt souhaitait l’entrée en guerre de son pays, qu’il a laissé faire le fameux bombardement pour obtenir le soutien de l’opinion, et qu’il aurait sans nul doute trouvé un autre prétexte pour entrer dans la lutte contre l’Axe. Son tableau de l’histoire alternative qui aurait pu s’en suivre est en tout cas plus intéressant. On me permettra enfin, pour terminer, de ne pas être entièrement d’accord avec lui lorsqu’il affirme que " l’histoire demeure un exercice littéraire plus qu’une science " : une science humaine, certes, avec toutes ses limites et ses incertitudes, mais une science malgré tout, de par ses méthodes et son ambition totalisante...

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