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L’année du soleil calme

dimanche 20 octobre 2019, par von Bek

Wilson TUCKER (1914-2006)

Etats-Unis, 1970, The Year of the Quiet Sun

L’inconvénient quand on est un esprit brillant comme Brian Chaney, capable d’être à la fois employé comme démographe prévisionniste pour une grande compagnie et de s’attaquer à une traduction de récits eschatologiques tirés des manuscrits de la mer morte, c’est qu’on est jamais tranquille. Mais pour laquelle de ses compétences la charmante mais sérieuse Kathryn van Hise vient-elle le solliciter jusque sur une plage de Floride où il coule un repos bien mérité en 1978 ? Quand Brian Chaney se retrouve engagé avec deux militaires de carrière pour participer à une mission de voyage temporel, il ne manque pas de se demander s’il ne va pas se retrouver à filmer la crucifixion ou à subtiliser les manuscrits de Qumram qu’il avait édités et qui avaient fait scandale. Rien de tel pourtant. Alors que les Etats-Unis sont toujours empêtrés dans une guerre en Asie du Sud-Est et que la communauté afro-américaine se dresse de plus en plus violemment pour affirmer ses droits et lutter contre la discrimination, ce qui intéresse le Président des Etats-Unis en premier lieu c’est de savoir s’il sera réélu dans deux ans et ensuite ce que se passera dans les vingt années suivantes. Ce qui convainc Chaney de ne pas quitter le programme c’est davantage les maillots de bain de miss van Hise, ou plutôt la personne qui est dedans, mais il n’est pas le seul sur le coup et a même une longueur de retard.

Voilà un roman qui a fortement marqué son époque... et qui a été fortement marqué par elle. Nominé aussi bien pour le prix Nebula que pour le prix Hugo et le prix Locus en 1971, il échoue comme La tour de verre de Silverberg à remporter une récompense toutes raflées par L’anneau-monde de Niven. Jacques Sadoul a beau considérer en 1984 dans son Histoire de la science-fiction moderne (1911-1984) [1] que 1970 était un crû médiocre, en 1976 le Centre pour l’étude de la science-fiction de l’Université du Kansas n’en avait pas moins attribué au roman de Tucker un John W. Campbell Memorial Award rétrospectif faute de se décider pour un lauréat paru en 1975 et en motivant son choix sur le fait que L’année du soleil calme n’avait pas été récompensé à sa juste valeur auparavant. Alors que le livre est réédité régulièrement jusque 1997 dans le monde anglo-saxon, il ne l’a pas été en France depuis son édition chez Presse Pocket en 1985.

Sans doute fallait-il être Américain dans les années 70 pour trouver un écho dans le roman de Wilson Tucker. Autour d’une histoire de voyage dans le temps, c’est en fait des problèmes de l’Amérique de 1970 dont il traite. Les Etats-Unis sont toujours embourbés au Vietnam en dépit des promesses électorales de Richard Nixon. Remarquons que le président de L’année du soleil calme s’appelle Meeks, ce qui est phonétiquement assez proche du Nix de Nixon, et qu’il est considéré comme un homme faible. Paradoxalement, l’homme faible a ordonné le bombardement atomique de deux centres ferroviaires chinois, informations toujours confidentielles révélées au héros par son acolyte Arthur Saltus. Par la suite, en raison de l’état d’urgence, il se maintient au pouvoir et abolit l’état de droit. Comme beaucoup d’Américains de l’époque, Wilson Tucker semble éprouver une véritable méfiance envers le pouvoir exécutif et l’armée, guerre du Vietnam oblige.

Car dans le 1978 du roman, non seulement la guerre n’est pas terminée, mais les Etats-Unis y sont engagés profondément puisqu’ils en viennent à attaquer la Chine communiste pour son soutien apporté à l’ennemi que l’on suppose vietnamien puisqu’il n’est pas réellement nommé. De plus d’autres guerres font rage dans le monde et Wilson Tucker évoque la guerre entre les pays arabes et Israël. Il est alors intéressant de se pencher sur la capacité de l’auteur à imaginer la géopolitique de demain. S’il avait bien anticipé les problèmes pétroliers engendrés par le conflit israélo-arabe - il parle à un moment de pénurie -, il n’a pas vu venir le rapprochement sino-américain concrétisé en 1972. Espérons cependant qu’il n’ait pas finalement raison quand il décrit les conséquences d’un conflit entre les deux puissances dans le premier quart du XXIe siècle. L’année du soleil calme est en effet un roman qui annonce la fin d’un monde et l’Amérique visitée par Chaney en 2000 + x est un champ de ruines.

Elle n’a d’ailleurs pas surmonté, bien au contraire, le deuxième problème de l’époque de sa rédaction, celui des droits civiques des Noirs. Il faut dire qu’en 1970, en dépit des progrès réalisés depuis les années 50, la situation n’est guère satisfaisante. Trois ans auparavant des émeutes raciales ont donné lieu à des scènes de pillage et des affrontements entre la communauté noire et les forces de l’ordre dignes de la guerre civile, telles que Kathryn Bigelow les a dépeintes encore récemment dans son film Detroit (2017). Alors qu’en 1969, les radicaux Weathermen lançaient leurs Days of Rage à Chicago, l’action des Black Panthers, arrêtés massivement, laissaient envisager l’éclatement d’une lutte armée et Wilson Tucker s’en est largement inspiré pour imaginer le contexte de son roman. Le soulèvement du quartier noir de Chicago entraîne l’érection d’un mur qui coupe la ville en 1980, puis, lors des expéditions de 1999-2000, menés par les collègues de Chaney, il apparaît que les Noirs se sont attaqués à la base militaire abritant le programme de voyage temporel.

Enfin, le contexte de la libération des mœurs n’est pas absent du récit. De fait, les tenues de Kathryn van Hise laissent largement entrevoir son anatomie et le ton du roman n’est pas sans évoquer ceux des romans de science-fiction de la même époque, notamment ceux de Robert Heinlein, empreints d’un certain libertinage et pourtant non dépourvu d’un certain machisme.

La forte présence du contexte explique sans doute que les petits défauts de cohérences du roman soient passés inaperçus. Certes, il s’agit de problèmes récurrent au genre du récit de voyage temporel, mais, alors que la plupart des auteurs jouent justement sur les problèmes logiques qui se posent, ce n’est pas le cas de L’année du soleil calme. Le véhicule temporel, le DTV pour Time Displacement Vehicle, imaginé par Wilson Tucker, qui ne se penche d’ailleurs pas sur le fonctionnement, est fixe, flottant sur un bassin d’eau hyperbare [2]. Il est unique et une seule personne peut l’emprunter. Le voyageur temporel est donc envoyé dans l’avenir où l’attendent les techniciens qui ont tout préparé pour lui permettre d’aller chercher les renseignements demandés avant de revenir à son époque 61 secondes après en être parti. Au cas où le voyageur ne regagnerait pas le DTV dans les cinquante heures après son arrivée, celui-ci rentre à vide. Dès lors, comment expliquer que, à l’occasion du voyage de 1980, les premiers partis n’aient pas prévenu que le troisième parti était arrivé avant ? Sans vouloir divulgâcher [3] le roman, une ou deux autres questions du même genre se posent.

S’il n’a pas soigné au mieux son histoire de voyage dans le temps, Wilson Tucker a en revanche parfaitement géré son intrigue en dispensant parcimonieusement quelques éléments d’informations ou en assénant quelques phrases en partie énigmatiques telles que la deuxième du roman : « L’affaire commença lorsqu’elle se dressa devant lui sur une plage de Floride, rompant son euphorie ; elle s’acheva lorsqu’il découvrit son initiale sur la plaque d’une tombe, près d’une citerne nabatéenne ». A ce stade le roman laisse envisager un voyage dans un passé lointain. Pour autant, le lecteur parviendra sans doute à anticiper la révélation finale du livre.

Sans doute rééditer aujourd’hui L’année du soleil calme de Wilson Tucker n’a plus de sens, le contexte si pregnant pour l’intrigue ayant évolué, mais en dépit d’une premier moitié qui traine un peu, il n’en reste pas moins passionnant à lire.


[1p.307-308. Remarquons au passage que Sadoul n’éprouve pas une grande admiration pour le livre de Niven.

[2On ne comprend pas d’ailleurs comment cette eau est sous pression, car il n’est jamais question de caisson de décompression pour accéder au DTV.

[3Le mot fait son entrée au Petit Larousse de l’édition 2020.

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