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Joyeuses apocalypses
samedi 5 mai 2012, par
Jacques SPITZ (1896-1963)
France, 2009
Bragelonne, coll. "Trésors de la SF", 432 p.
Avec ce volume, la collection de Laurent Genefort rend enfin hommage à un auteur essentiel de l’entre-deux guerres, Jacques Spitz, en espérant que ce ne soit qu’un début. Sont ici d’abord réédités deux romans classiques, La guerre des mouches et L’homme élastique. Un choix judicieux, mais que l’on peut trouver surprenant, dans la mesure où le premier titre avait déjà été republié en 1998. Il faudrait également citer parmi les incontournables Les signaux du soleil et surtout L’œil du purgatoire.
La guerre des mouches est sans aucun doute le meilleur des trois romans ici présents. D’abord par son intrigue, au déroulement proprement implacable et prenant, le catastrophisme étant extrêmement bien rendu par de nombreuses références au quotidien [1] (à commencer par le couple central, non sans une certaine dose de sexisme [2] ) et un souci du détail frappant. Parmi les images fortes, on peut relever ces « (…) brûlots humains descendre la rivière de Saigon comme pour une sinistre fête vénitienne » (p.32), ou l’exode de Paris, jusqu’au judéocide (p.102) ! Ensuite par son humour acide, parfois carrément non sensique (ces mouches qui s’équipent d’une petite laine pour atteindre des lattitudes plus froides !), qui n’hésite pas à utiliser les clichés sur les diverses nations pour mieux les ridiculiser. Le message n’est autre que la fragilité de l’homme face à la nature, imprévisible, une dimension toujours d’actualité, abordée ici sous l’angle de la théorie de l’évolution. Sans oublier un certain fatalisme face aux chroniques divisions humaines et à leurs conflits permanents.
L’homme élastique, paru à la veille de la Seconde Guerre, est un peu moins brillant, mais largement recommandable. Le professeur Flohr, prototype du savant fou, misanthrope, parfait reflet de ce savant qui travaille pour la science pure sans réfléchir aux conséquences de ses actes, élabore en effet une méthode permettant de dilater la matière, et d’agrandir ou de rapetisser les humains à volonté. La première partie, constituée de son journal, décrit ses galops d’essai jusqu’au baptême du feu, avec une Seconde Guerre vue d’ailleurs comme une répétition de la première (guerre de positions). La seconde partie du roman, pour laquelle c’est la fille de Flohr qui prend la parole, marque un changement d’échelle avec la transformation en profondeur de toute la société, jusqu’à l’émergence d’une nouvelle espèce à l’intelligence sans limites morales… L’ironie est toujours décapante [3], et on songe à l’influence possible de Brave New World sur la description de la hiérarchie sociale des tailles…
Mais Joyeuses apocalypses tire sa principale force d’attraction des inédits de l’auteur qu’il contient, parmi tous ceux datant de l’après Seconde Guerre mondiale et qui suscitaient la curiosité et l’espoir des amateurs, non sans une certaine dose de fantasme. A commencer par le roman La guerre mondiale n°3, que l’on soupçonne d’avoir été écrit aux alentours de 1950 (les soucoupes volantes apparues en 1947 et le Pacte atlantique de 1949 y sont cités). Il décrit l’affrontement inévitable -une opinion particulièrement répandue à l’époque- entre l’URSS et les Etats-Unis. On sent d’ailleurs que l’auteur penche du côté de ces derniers : non seulement c’est l’URSS qui déclenche les hostilités en envahissant l’Europe, mais c’est également elle qui finit par les perdre ; en outre, Spitz y va de son couplet anti grèves [4]., et voit dans l’Union soviétique l’incarnation fidèle de l’idéologie marxiste [5]… Reconnaissons lui néanmoins une prescience sans doute justifiée, lorsqu’il met en scène l’épuration du PCF par les Soviétiques. C’est d’ailleurs cet aspect presque trop réaliste (malgré le changement des noms, Staline devenant Oustachine) qui explique le manque de souffle de l’histoire. Même les touches d’humour sont plus rares [6], et dans l’ensemble, le roman fait preuve d’un fatalisme pesant, annonçant toutefois au détour d’une phrase l’opposition Nord Sud. Il n’en reste pas moins que Spitz, à l’instar d’un Capitaine Danrit ou d’un Wells (La guerre dans les airs, La destruction libératrice), imagine les armes du futur. En l’occurrence, les missiles nucléaires (sous forme de V2), les ultrasons, les trous dans la couche d’ozone (sic !), ou, plus amusantes, une épidémie de hoquet et la congélation des soldats pour faciliter leur transport, jusqu’au basculement du globe terrestre.
Quant aux nouvelles, toutes datant de l’après guerre, une seule avait été publiée, « L’énigme du V51 » en 1951. C’est pourtant une des moins convaincantes, tant ce récit de la première expédition lunaire qui découvre une existence humaine sur notre satellite s’enlise dans un manque de cohérence interne gênant et confus. « Les vacances du martien », où un humain de la planète rouge vient profiter des attractions touristiques de la Terre, est tout à fait anecdotique (le dit martien utilise même encore un carnet de chèques !). De même, « Le secret des microbes », un dialogue quasiment magique entre un homme et un microbe, a pour principal mérite d’offrir un regard désabusé sur la religion. Quant à « Après l’ère atomique » et « Le nez de Cléopâtre », ils déclinent tous deux le thème cher à Spitz des dangers de la science (et de l’anarchie dans le cas du « Nez de Cléopâtre » !). Dans la première, l’utilisation généralisée de l’énergie atomique provoque le ralentissement de la lumière et l’engourdissement de la civilisation, tandis que la seconde voit l’eau se muer en mélasse. Dans les deux cas, les idées sont un peu trop rapidement exploitées, épuisement de l’imagination ou lassitude de l’auteur ? La seule nouvelle qui sorte véritablement du lot est « Interview d’une soucoupe volante ». Sous un titre léger d’apparence, on découvre un texte frissonnant, l’égal du fameux « Comment servir l’homme », nouvelle de Damon Knight devenu un épisode de La Quatrième dimension (et datée de 1950 : à qui la préséance ?). Au passage, signalons l’invention par Spitz d’un joli néologisme, demeuré sans postérité : celui d’éthérodrome pour désigner les espaces dédiés aux vaisseaux spatiaux.
Il ressort de tous ces textes l’image d’un auteur, humaniste désabusé, qui est comme la matérialisation littéraire de l’impasse idéologique de la petite bourgeoisie d’alors, incapable d’imaginer une alternative progressiste [7], et qui se complait dans une dérision ou un cynisme et une noirceur de plus en plus marqués, culminant dans l’extraordinaire L’œil du purgatoire, sans doute le dernier chef d’œuvre de Spitz. Certes, il reste encore de la matière, puisque d’autres nouvelles sont aux abonnées absentes, tout comme le roman Alpha du Centaure, datant de l’immédiate fin de la Seconde Guerre, et que cite Joseph Altairac dans sa très intéressante postface. Jacques Spitz est en tous les cas un auteur important de la science-fiction française, qui mériterait la publication d’œuvres intégrales, tout au moins pour la veine qui nous intéresse, celle de son merveilleux scientifique.
[1] Ainsi de la « maladie mentale d’un genre nouveau », la mouchomanie (p.46) ou, au sujet de la tentative de conversion des mouches au christianisme : « (…) l’Armée du Salut décida d’envoyer au Maroc français une première mission composée de deux pasteurs, de trois distributeurs de Bibles, de douze sœurs en Jésus-Christ et d’un petit orgue portatif. (…) On ne retrouva que l’orgue, un mois plus tard, à deux cents mètres de la jetée, parce que les tuyaux n’en étaient pas comestibles pour les larves » (p.73).
[2] « Il comprit que l’amour de la jeune Micheline pour son seigneur et maître avait besoin de s’appuyer sur l’admiration d’autrui » (p.65) et « Le sexe féminin devint la proie de la folie » (p.104).
[3] Un seul exemple : « Ce n’est pas la première fois que je m’aperçois que les militaires préfèrent les nains aux géants », p.187.
[4] « Il faut dire que la grande occupation des Français pendant l’entre-deux-guerres avait été de faire grève. En cet infortuné pays, les différents corps de métiers et administration semblaient n’avoir d’autre raison d’être que de se relayer pour tenir la vedette sous la rubrique « conflits sociaux » » (p.248)
[5] « D’un côté, le whisky, doré comme l’or et comme le soleil de la liberté. De l’autre, la vodka, pâle comme la misère et comme la lune, simple reflet d’une splendeur supérieure… », p.240.
[6] « La descente de la vallée de la Moselle par un nuage résultant du bombardement du bassin lorrain fit cent trente-quatre mille victimes, ce qui est vraiment beaucoup de morts, même pour une terre barrésienne » (p.272).
[7] Les interrogations qui concluent La guerre mondiale n°3 quant aux raisons d’existence de la guerre sont un témoignage flagrant de cette impasse, tant les hypothèses envisagées sont empreintes de naïveté.