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Chromoville
dimanche 19 février 2023, par
Joëlle WINTREBERT (1949-)
France, 1983
J’ai Lu, coll. « science-fiction », 224 p.
Quatrième roman de Joëlle Wintrebert, Chromoville, sans être un chef d’œuvre, est néanmoins une jolie réussite, au sein de laquelle on retrouve les thèmes de prédilection de l’écrivaine. Dans un futur indéterminé, l’humanité rescapée d’un conflit inter-atomique a trouvé refuge dans d’immenses villes verticales, bâties en terrasses concentriques, qui sont autant de zones réservées aux différentes castes. Les rouges, prolétaires, sont les plus nombreux, et jusqu’aux noirs et blancs, assistant le Hiérarque, s’échelonnent les orangés et les bruns (artistes et artisans), les bleus (marchands), les verts (policiers), les violets (urbanistes), les jaunes (courtisanes) et les multis, descendants des maîtres fondateurs. Société rigide, Chromoville est également une société profondément sexiste, où les droits des femmes sont fonction des désirs des hommes et de la nécessité de préserver la reproduction d’une population déclinante. L’intrigue du roman s’articule autour de cinq personnages principaux : Sélèn, un jeune et brillant chorège, danseur capable de moduler son corps et de donner vie à de véritables paysages ou personnages illusoires ; Narcisse, prostituée de luxe dont Sélèn tombe amoureux, et qui cherche à donner un sens à sa vie ; Tigre, un multi qui transgresse une partie des règles de la Ville, en couchant avec un saï, humanoïde mutant à fourrure résultant des expériences génétiques de son ancêtre ; Sandyx et Raudh, la première, rouge rebelle, vivant une relation amoureuse et homosexuelle avec la seconde, saï muette ; Argyre (clin d’œil à Gérard Klein ?), enfin, bras droit du Hiérarque, qui prend plaisir à manipuler ses inférieurs et entretient l’ambition de devenir le prochain dirigeant de la Ville.
Le soin apporté à ces différentes personnalités, à leurs failles et à leurs tourments, fait de Chromoville un livre profondément empathique, humaniste au sens littéral du terme. Surtout, ce roman incarne la continuité d’une science-fiction française engagée, de manière certes moins militante que dans les années 68, plus esthétique, avec ce jeu sur les couleurs, ce retournement social des Niviales (proches des Saturnales romaines), ou ces spectacles d’artistes, autant d’éléments d’une science-fiction profondément charnelle, ouverte et bienveillante à l’égard de la différence. On retrouve plus largement bien des thèmes typiques de la contre-culture : féminisme affirmé qui prend le pas sur les combats révolutionnaires plus traditionnels [1], évidence des sexualités différentes du modèle hétérosexuel dominant, critique d’une société policée de la surveillance généralisée (Argyre espionnant toute la population urbaine grâce à un vaste appareillage audio et vidéo), et débouché révolutionnaire contre une société de classes rigidifiée à l’extrême.
[1] « Argyre qui n’avait jamais été confronté à la lutte des classes allait devoir faire face à une dissidence des sexes », p.130.