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Habite-t-on réellement quelque part ?
dimanche 13 mai 2018, par
Philippe CURVAL (1929-)
France, 1989
Denoël, collection Présence du Futur, 224 p.
Voilà un recueil de nouvelles signées Philippe Curval qui présentent toutes une similitude affichée : avoir été conçues (mais sans doute pas toujours finalisées) dans une chambre d’hôtel, en divers coins de France ou du monde –les lieux exacts sont précisés à la fin de chaque texte. C’est bien là le seul point commun des douze récits inédits (sauf pour l’éponyme et « La faim justifie les moyens ») proposés ici, fort disparates dans leur nature et leurs thématiques.
Dans un registre surréaliste, mettant à profit les leçons de la psychanalyse, « Objets de femme avez-vous donc un nez ? » met en scène un intérieur domestique largement robotisé, en proie à la nymphomanie destructrice de la maîtresse des lieux, tandis que « Pourquoi finir le siècle ? » matérialise le même type de peur de l’avenir que « Le testament d’un enfant mort », ces individus conspirant afin que le XXIe siècle n’advienne jamais, bloqués dans une nostalgie réconfortante mais stérile, finissant même par faire disparaître toute notion de temps écoulé. Plus anecdotique, « Trop d’Indiens sur les pistes » voit un scientifique s’efforcer de racheter la culpabilité américaine vis-à-vis du génocide des Amérindiens, au point de provoquer une invasion à rebours. « Alertez les bébés ! » pourrait à la rigueur relever de cette catégorisation, cette évocation d’un univers post-apocalyptique dans lequel les individus sont maintenus à un stade infantile pour la simple satisfaction égotique d’un vieillard, seul survivant de l’antique humanité, véhiculant beaucoup de second degré ; la vacuité des rebellions, vouées de toute façon à l’échec, est un autre trait saillant de la nouvelle. On trouve même deux textes à mi-chemin de l’article universitaire volontiers jargonnant et difficilement lisible, et de l’humour le plus absurde qui soit : le texte éponyme, qui ouvre sur des horizons à la fois nihilistes et cosmiques, et « Sommes-nous mortels ? Suite et fin », qui débouche sur une promesse d’immortalité incarnée dans la transformation de l’humain en produit soluble…
Plus marquantes, quelques nouvelles s’interrogent sur la fragilité du réel, sur ses frontières poreuses d’avec toutes les formes de fiction. « Un voyage objectif », que l’on peut rapprocher de « La dernière photo de Laure Lye » (dans Debout les morts, le train fantôme entre en gare), met ainsi en scène un père lancé contre son tempérament casanier à la recherche de sa fille, disparue lors d’un séjour au Mexique. Passionnée de photographie, et s’ingéniant à se prendre elle-même plongée au cœur de la réalité locale, elle finit par donner un sens à son existence en se perdant dans la représentation… « Photomatons », moins puissante, décline également le thème de la photographie, sous l’angle d’une volonté plus que jamais contemporaine, celle d’immortaliser toute une vie en gardant trace de l’ensemble de ses moments, y compris -et surtout- les plus inutiles ; une variation sur la dernière nouvelle de Comment jouer à l’homme invisible en trois leçons (« Massacre chez les époux Roctow »). « Les dormeurs Duval » s’articule autour d’un couple doué de catatonie, une anomalie qu’il met à profit afin de briller sur la scène artistique, donnant corps à leurs rêves sur scène, jusqu’au jour où, prenant appui sur des poèmes célèbres, il finit par être victime de ses projections oniriques ; il est seulement regrettable que la chute, justement, soit amenée trop abruptement. Sur le plan sociologique, « La faim justifie les moyens » brosse le portrait d’une société du -proche- avenir dans laquelle la nourriture s’est standardisée, ce qui permet à Philippe Curval de renvoyer dos à dos intégristes religieux et naturiens / écologistes, présentés comme étant aux antipodes d’un hédonisme culinaire. Quant au Marcom, il est surtout présent dans « Walkyrie vendredi dimanche Walhalla », nouvelle cousine de « L’homme immobile » dans Debout les morts, le train fantôme entre en gare. La chute en est quasiment identique, l’accent étant mis sur le sort des personnes âgées, à qui des Réserves censément idylliques sont ouvertes, mais sur sélection, leur sénescence abritée étant à l’image de celle d’une société européenne dans l’impasse. La croissance stagne, le temps de travail est réduit à une vingtaine d’heures par semaine, condamnant nombre d’individus à (sur)vivre de petits boulots exercés au noir, tandis que le travail agricole est devenu quasiment entièrement automatisé, cette société à deux vitesses générant au passage pléthore de monstres génétiques dans la nature…