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Nicolas Eymerich, inquisiteur (volume 2)
dimanche 6 août 2017, par
Valerio EVANGELISTI (1952-2022)
Italie, 1998-2010
Le Livre de Poche, 2017, 2000 p.
Second volume de l’intégrale du cycle d’Eymerich, encore plus copieux que le premier, c’est également le recueil qui offre le plus d’inédits, puisque les trois derniers titres n’ont été publiés que récemment par La Volte.
Picatrix, l’échelle pour l’enfer (1998), sixième volet de la série, n’est pas de prime abord le plus original. Il évoque en fait fortement le premier roman, Nicolas Eymerich, inquisiteur. On y retrouve le savant aux théories fantasques Frullifer, et son idée des psitrons, particules véhiculant la pensée à travers l’espace et le temps. Exilé dans un observatoire des Canaries, il y rencontre une passionnée d’ufologie et la directrice d’une clinique abritant de singuliers patients : tous poussent en effet des aboiements, et l’un d’entre eux voit même son bras amputé repousser. Dans la trame la plus lointaine chronologiquement parlant, la RACHE de sinistre mémoire est également de retour, dans une Afrique saignée à blanc par les politiques d’ajustement structurel du FMI. Associée à l’Euroforce, elle tente de ramener un semblant d’ordre autour d’une de ces figures néo-coloniales de souverains fantoches ; les images d’armées d’enfants des sables, exécutés aussi facilement que l’impose la logique froide du capitalisme, sont particulièrement frappantes. Quant à Eymerich lui-même, revenu d’Avignon à Saragosse, en cette année 1361, il doit faire face à des apparitions de disques lumineux dans le ciel. Son enquête finira par l’amener dans les îles bienheureuses, à la rencontre d’une puissance venue d’ailleurs. Bien que les parallèles avec le premier tome de la saga soient nombreux, Picatrix parvient à s’avérer intéressant sur plusieurs points. Eymerich y découvre en effet de visu le monde musulman (le territoire de Grenade) et ces infidèles, parmi lesquels rien moins que l’intellectuel Ibn Khaldoun. Il subit également l’épreuve de la chair, et sur ce plan, il complète tête bêche la personnalité de Frullifer : tous deux ont un blocage avec les tentations charnelles, et tous deux usent de la raison pour des finalités absurdes…
Le Château d’Eymerich (2001) peut être considéré comme une suite du précédent roman. Cette fois, la trame principale, celle ayant Nicolas Eymerich comme protagoniste majeur, est largement dominante, ne laissant qu’une place limitée aux deux autres : celle située en 1349, cinq religieux unissant leurs forces pour contrer une mystérieuse force juive, et celle durant la Seconde Guerre mondiale, avec un SS se prenant pour la réincarnation du baron Frankenstein. Il faut dire que l’intrigue principale est suffisamment riche pour se suffire à elle-même. En l’année 1369, la guerre civile ronge le royaume de Castille, opposant Pierre le cruel (aperçu pour la première fois dans Cherudek) et son frère Henri de Trastamare. Le dernier acte de ce conflit familial prend place au château de Montiel, dit château de l’étoile, dont Valerio Evangelisti fait une forteresse à la structure alambiquée, œuvre d’architectes juifs. Le plan reproduit en effet les enseignements de la kabbale, et voit se déchaîner apparitions de démons et antijudaïsme ordinaire, agitant le fantasme des meurtres rituels juifs, jusqu’au mythique personnage du golem, élément reliant les époques. Eymerich, non content de devoir se plonger dans une religiosité concurrente qu’il abhorre, est confronté à une de ses faiblesses les plus intimes, liée aux femmes… Assurément, Le Château d’Eymerich est l’un des romans les plus ambitieux de la série, des plus effrayants aussi avec ce bâtiment aux multiples dimensions, et la présence de Du Guesclin en guest star n’est finalement qu’un élément secondaire.
Mater Terribilis (2002) fait partie des derniers volets du cycle d’Eymerich à avoir été traduits ces dernières années en français. A priori, rien de vraiment nouveau sur le plan de la structure. L’intrigue se déploie ainsi sur trois temporalités différentes, toujours étroitement liées. Pour le XXIe siècle, on navigue entre début et milieu de la période, et si on retrouve l’Euroforce et la RACHE, toujours en conflit, l’accent est surtout mis sur la manipulation de l’information, d’abord exercée à l’occasion de conflits (le cas de la première guerre du Golfe est ici emblématique), ensuite pour contrôler l’ensemble de la population mondiale via les réseaux connectés. Pour ce qui est du Moyen-Âge, il est représenté par deux moments distants d’un peu moins de sept décennies. Il y a d’abord la geste de Jeanne d’Arc, une excellente idée, tant le traitement que lui fait subir Valerio Evangelisti privilégie une profonde humanité et fragilité ; on appréciera également la mise en scène du personnage de Gilles de Rais, dont l’attirance pour les jeunes garçons est fort bien mise en perspective. Quant à notre inquisiteur préféré, il se voit confier une nouvelle mission par le pape d’Avignon, de nouveau dans le sud de la France, l’accent étant mis sur la guerre de Cent Ans alors en cours. Eymerich y découvre une hérésie a priori imaginaire, celle des Lucifériens, visiblement très influencée par les gnostiques, et subit de nouveau des épreuves liées à ses névroses personnelles. Le plus intéressant, toutefois, tient à l’explication proposée des visions de Jeanne d’Arc, point de jonction entre les trois époques. Mater Terribilis se rapproche ainsi de Cherudek et du Mystère de l’inquisiteur Eymerich, voire même du premier tome du cycle par son éloge d’un féminisme entravée par Eymerich, non sans effets dévastateurs sur la longue durée.
La Lumière d’Orion (2007) fut écrit plus tard, cinq ans après le huitième volet des aventures du redoutable inquisiteur. Valerio Evangelisti y avance d’ailleurs dans la carrière de Nicolas Eymerich, puisque l’action se déroule en 1365-1366. Les incursions dans notre proche avenir y sont moins fréquentes que dans d’autres volumes, concentrées soit sur la guerre en Irak entre la RACHE et l’Euroforce, à laquelle se mêlent d’énigmatiques géants, soit sur une vieille connaissance, le scientifique hétérodoxe Frullifer, vu pour la dernière fois dans Picatrix. Il cherche ici à mener à bien une expérience lui tenant à cœur, visant à rien moins que transformer Bételgeuse en supernova. Quant à Eymerich, accompagné de frère Bagueny, comme dans Mater Terribilis, il est en difficulté, ayant perdu ses postes les plus prestigieux. Après une rencontre en Italie avec le célèbre Pétrarque, il décide de se joindre à une croisade lancée afin de venir en aide aux chrétiens de Constantinople, et si possible de les convertir à la seule vraie foi. Mais plus que le danger ottoman, la vieille capitale romaine est menacée par des géants se rapprochant inexorablement de ses remparts… Le principal mérite de La Lumière d’Orion, c’est de confronter Nicolas Eymerich à la religion chrétienne orthodoxe, et à certaines de ses particularités théologiques et cultuelles. Au-delà de ce dépaysement bienvenu, et d’une critique sur le goût du lucre particulièrement sensible chez les Vénitiens, Valerio Evangelisti arpente ses thèmes de prédilection, la nature quantique de l’univers (mobilisant pour l’occasion les expériences du scientifique français Alain Aspect) et la prégnance des archétypes, tous rassemblés dans une forme de noosphère et susceptibles d’apparaître à travers tous les temps.
L’évangile selon Eymerich – Rex Tremendae Malestatis (2010) est à ce jour le dernier volet du cycle, également celui où l’inquisiteur est le plus âgé (il vient de dépasser la cinquantaine, et commence à l’éprouver dans son corps). Ce n’est sans doute pas un hasard non plus si plusieurs chapitres nous éclairent sur l’enfance de Nicolas Eymerich, une mère autoritaire et volage, une cruauté et une véritable passion pour l’ordre… Même si ce n’est pas là le cœur de l’intrigue, ces pages s’avèrent tout à fait passionnantes pour le lecteur fidèle. L’inquisiteur célèbre y est confronté à un de ses plus coriaces ennemis, en la personne de Ramon de Tarrega, rencontré en particulier dans Le Château d’Eymerich. Ayant échappé aux geôles barcelonaises, ce dernier se serait apparemment réfugié en Sicile, île en proie à d’étranges phénomènes : des roues célestes s’y manifestent, ainsi que des humanoïdes de taille gigantesque. La trame d’anticipation, tout comme celle du XIVe siècle d’ailleurs, explore le futur le plus lointain à ce jour, une Terre de l’an 3000 surnommée Paradice, ayant subi la Guerre infinie, et dont les pulsions de violence seraient contrôlées de la Lune ; une résidente de la Terre parvient toutefois à s’y rendre afin de mettre fin à cette manipulation. On découvre en fait, qu’à travers un système héritier de HAARP, les survivants de l’humanité sont contrôlés, les rayons utilisés se retrouvant en partie dans le passé. Il y a, dans cet ultime volet à ce jour, une forme de synthèse, de somme à la fois de l’abondance érudite de Valerio Evangelisti (le nombre de références historiques est impressionnant) et de ce qui caractérise son personnage, jusqu’à son impossible paternité.