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Les Fantômes d’Hispaniolia
dimanche 24 mars 2019, par
DESSIN : Dim D (1977-)
SCENARIO : Fred DUVAL (1965-), Jean-Pierre PECAU
Couleurs : THORN
France, 2018
Delcourt, Série B, 58 p
La Révolution française, période si fertile en événements et en linéaments d’uchronies multiples, n’avait jusqu’à présent été retenue que dans deux albums de la série Jour J : La Nuit des Tuileries (tome 11) et Napoléon Washington (tome 17). Les Fantômes d’Hispaniola est donc d’autant plus notable qu’il se centre sur la situation dans les Caraïbes, à Saint-Domingue, perle de l’empire colonial français (ou de ce qu’il en restait après la Guerre de Sept Ans). Les scénaristes ne mentionnent malheureusement pas leurs sources d’inspiration, mais il est quasiment impossible de ne pas conseiller sur ce sujet la lecture du classique de C.L.R. James, Les Jacobins noirs.
Le point de divergence se situe ici lors de la capture de Toussaint Louverture par les Français : alors qu’il est sur le point de traverser l’Atlantique avant de finir sa vie dans les geôles du fort de Besançon, il est délivré par l’action de quelques partisans, menés par Walter, Irlandais ayant déserté les troupes britanniques et rallié aux insurgés. Dans ce retournement de situation, comme tout au long de l’album, du reste, le culte vaudou possède une forme de centralité, apportant une composante fantastique non négligeable… avec un parallèle plutôt inattendu entre le vaudou haïtien et la mythologie celtique du monde invisible. L’association entre Walter, le blanc, et Toussaint Louverture, le noir, tisse en tout cas une alliance antiraciste dont on peut saisir toutes les implications actuelles.
Walter cherche ainsi à poursuivre la démarche des esclaves de Saint Domingue en s’infiltrant dans le sud des Etats-Unis, y déclenchant des révoltes et ralliant une masse croissante d’esclaves, jusqu’au point de renverser la domination des planteurs et de prendre La Nouvelle-Orléans. Ce basculement majeur des équilibres géopolitiques est mis à profit par le Royaume-Uni pour prendre sa revanche sur la guerre d’indépendance : les troupes de Sa Majesté envahissent ainsi ce qui reste des Etats-Unis par le nord, mettant fin à l’existence de la jeune nation. C’est ainsi le rêve d’une révolution continentale, embrasant l’ensemble de l’Amérique, qui se voit esquissé. Hélas, il s’effondre devant les menées impérialistes des Britanniques, affairistes avant tout, et les divisions du camp des anciens opprimés, reflet de ce qui s’est réellement passé dans notre continuum.
L’album est donc fort plaisant, d’autant qu’il contient divers clins d’œil (comme à la célèbre chanson « Strange Fruit ») et réflexions toujours d’actualité (sur la fixation des prix des produits agricoles dans les métropoles du nord, domination néocoloniale plongeant ses racines dans ce passé pas si lointain). Il laisse néanmoins un goût d’inachevé par ses promesses d’histoire alternative laissées en jachère : quid d’un monde où les Etats-Unis n’auraient pas existé ? Quid de Bolivar, cité comme général de Toussaint Louverture, et de ses projets de libération de l’Amérique latine ? Une suite pourrait être envisagée, mais à ce stade, rien n’est moins sûr.