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Sur les traces de Lovecraft
dimanche 11 février 2018, par
Chrystelle CAMUS, anthologiste
France, 2017-2018
Nestiveqnen éditions, coll. "Fractales / Fantastique", 408 pages chaque volume.
Parmi les nombreuses parutions consacrées à Lovecraft et à son univers, sorties en 2017, nous avions déjà eu deux anthologies, celle de Mnémos (La Clef d’argent des contrées du rêve, pour le versant plus onirique des écrits lovecraftiens) et celle, traduite de l’anglo-saxon, de chez Bragelonne (Chroniques de Cthulhu). Nestiveqnen, qui réalise ici un retour inespéré et formellement particulièrement soigné, inaugure le premier volet d’un vaste projet de publication d’histoires inédites, à la manière de : douze nouvelles sont au programme du premier tome, et il y en a dix-huit dans le second volet.
Un certain classicisme est de mise, mais les auteurs compensent leur originalité limitée par un talent certain pour mettre en place des atmosphères lugubres et pesantes. « Howard » de Kéti Touche est relativement subtil, construit autour d’une figure féminine éthérée, et dont un photographe va tenter de percer les secrets. Paul Martin Gal, avec « Les démons d’Ynis Mon », propose une longue et ambitieuse histoire, respectant les canons du mythe, qui nous plonge avec délectation dans les affrontements entre Romains et sectateurs du paganisme sur l’île de Mona, tels que Tacite les narra… sans tout dévoiler. Autre nouvelle très développée, « Par-delà la mer sans sommeil », de Yann Quero, est légèrement ambiguë. A son crédit, des développements sur Abdul al-Hazred proprement passionnants, et de belles créations poétiques, qui rendent hommage à une facette loin d’être la plus connue de Lovecraft ; des apports personnels parsèment un texte riche, ainsi du réchauffement climatique porteur d’un réveil des horreurs seulement engourdies par le froid des océans. Son intrigue est prenante, haletante même, mais dans la lignée de Brian Lumley, les Grands Anciens, Cthulhu essentiellement, apparaissent bien faibles, voire ridicules, ce qui affaiblit d’autant la force incontestable du récit.
« L’île hallucinée » de Barett Chevin déplace R’lyeh dans l’Atlantique, pour un récit de marin allant crescendo ; efficace, à défaut d’être novateur. « La terreur dans ses ténèbres », d’Hélène Duc, présente l’originalité de mettre en scène Atlach Nacha, le Grand Ancien araignée, mais l’intrigue demeure un peu trop prévisible, même si on en apprécie le dénouement. Cyril Durr choisit les nazis comme protagonistes de son « Retour au Wewelsburg », en utilisant la nouvelle « Celui qui hantait les ténèbres », les horreurs antédiluviennes encourageant celles du IIIe Reich, mais tout cela manque de réelle surprise. « Azathoth », de Serge Rollet (qui avait livré chez Rivière blanche le déjà lovecraftien Le Dieu sans nom), décline le thème de l’invocation des Grands Anciens, ici seulement modernisé par la présence d’un super-collisionneur… et de Donald Trump, réduit à de la simple figuration (dommage, quand on sait quel cabotin il est !).
« Le loch », de Pierre de Beauvillé, est plus original : son histoire de trou incompréhensible ne cessant de s’élargir, au point de menacer la Terre dans son existence même, présente une structure en emboîtement scalaire du meilleur effet, et les créatures lovecraftiennes demeurent toujours très lointaines, fonctionnant finalement en tant que métaphore de la nature, cruelle et imprévisible, implacable. On pourrait en rapprocher partiellement « Quelque chose en pierre » de Jean-Pascal Martin, ses cavités mystérieuses apparaissant en Sibérie ouvrant sur un insondable mystère tout en suggestion, avec là encore une chute habile un pas de côté. C’est sur le plan formel que Marie Thullien parvient à se révéler habile, en mélangeant documents et témoignages divers autour de « La disparition de James R. Nixon », d’autant que son personnage central, antipathique à souhait, n’est finalement que la victime d’horreurs anciennes que l’on découvre en toute fin de nouvelle. Très réussi également, « Le sieur de Cauquemont », signé Stéphane Vranckx, une réflexion sur les limites de l’approche scientifique, et une ouverture sur la véritable nature de l’univers, qui prend son temps pour se mettre en place mais se révèle vertigineuse. Quant à « Sur la mer des ténèbres », de Sylwen Norden, qui conclut le premier tome, il présente l’originalité de se dérouler dans une ambiance fin du monde, présidant à l’émergence de Cthulhu et de ses séides, ici spécialement effrayants.
Est-ce le moindre effet de surprise, mais de prime abord, le second volume s’avère moins réussi. Les premières nouvelles manquent en effet de réelle nouveauté et font preuve d’un impact limité. Guillaume Maréchal, avec « Poulpe apocalypse », propose un aller-retour intéressant entre 1875 et aujourd’hui, autour des catacombes de Paris, mais son texte, qui se veut hommage à Roland C. Wagner, est davantage atmosphérique que solidement échafaudé. Il y a également une forme de délire dans « L’horreur des bas-fonds », de Tepthida Hay, pourtant intéressant par son cabinet de curiosités en zone interlope. « L’hôte de Marsden Hall », de David Verdier, s’apparente à une brève démonstration de la dangerosité des incantations du Necronomicon. « Raf(a)les », de Wilfried Renaut, est plus original, oscillant entre problématique riche (la ville et son pouvoir nécrosant) et mise en œuvre plus fragile (l’idée du vent), n’ayant qu’un lien fort ténu avec la mythologie lovecraftienne. Virginie Buisson-Delandre, pour sa part, juxtapose maison hantée et horreurs lovecraftiennes, mais la confusion entre délires et réalités affecte la cohérence interne de son « Just don’t ask me what it was ». Dans plusieurs nouvelles, l’appel des grands fonds, le thème de la proximité avec les Profonds, revient fréquemment. C’est le cas de « L’appel des eaux », de Cancereugène, peu convaincant dans sa logique interne, et de « La Famille » de Frédérique Sevel, séduisant dans son portrait de relations amicales approfondies, mais finalement assez peu effrayant. Hugo Jalurid fait le choix du retournement, en décrivant les états d’âme d’une jeune fille, « Magda », née dans une communauté hybride, mais qui ne mute jamais : son exclusion et ses conséquences sont sobrement et clairement décrites, manière très fine d’évoquer l’horreur.
L’imaginaire se fait plus original lorsque le cadre géographique s’éloigne de la sempiternelle Nouvelle Angleterre, entre Arkham, Providence et Innsmouth. « La représentation de Phyrt », de Guillaume Dalaudier, se situe ainsi dans un village paumé de Normandie, au début du XXe siècle, où la lutte entre les Grands Anciens et les Anciens Dieux n’épargne personne. « Ce qui marche au fond du Pacifique », de Béryl Asterell (habituée des Dimension Merveilleux scientifique), présente les choses du point de vue japonais, autour du tsunami de 2011, et sans grandiloquence, le récit sait atteindre à l’essentiel. De même, « Tertön », de Jonas Lenn, réussit à rendre une enquête policière dans l’univers de Lovecraft prenante de bout en bout, en la déplaçant dans notre avenir (le milieu du XXIe siècle) et en l’enrichissant de spiritualité orientale et de culture tibétaine.
Pour les récits plus marquants, il faut attendre Alexandre Baron et son « Bal des ombres », que l’on peut certes trouver relativement classique, mais bien mené dans sa dimension d’enquête policière, et à l’ambiance délicieusement étouffante. « Mouvement », d’Ambroise Garel, est une autre franche réussite, ses dessins véhiculant une terreur subtile et progressive, très personnelle. Un cran en dessous, « La maison des damnés » de Jeff Gautier renouvelle le thème de la maison hanté, mais laisse au final une impression de « tout ça pour ça »… « Sutures spatiales » de Francis Thievicz contient quelques bonnes idées – la pièce close et mutante, la maison comme happée par l’espace –, mais s’avère un peu trop court. Quant à Alain Delbe, son « La vérité sur Alexis Chandhor » est extrêmement bien construit, en collage de documents, mais cette habileté sert une finalité qui possède finalement une certaine charge comique, plus ou moins volontaire. C’est en fait Guillaume Roos qui me semble laisser la réussite la plus notable. « L’étrange affaire des miraculés de Ferguson » est franchement troublante et stressante ; débutant par une catastrophe à la façon de Silent Hill, la nouvelle bascule peu à peu dans la folie, et parvient à décliner l’esprit de Lovecraft sans décalque trop évident de ses créatures emblématiques. Il est suivi de près par « J’étais son dieu », de Guillaume Biéron : voilà en effet un récit ancré dans le réel et le quotidien ordinaire, celui d’un père divorcé dont le fils adolescent s’éloigne de lui, au sein duquel les cultes innommables sont la transgression générationnelle rêvée ; la déclinaison qui est faite de Shub-Niggurath est en outre marquante et très bien sentie.
Sur l’ensemble des trente nouvelles proposées, il y a bien sûr des textes dispensables ou manquant par trop de réelles surprises, mais chacun des deux tomes contient suffisamment de bonnes histoires pour que tous les amateurs de Lovecraft puissent avoir leur dose.