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Voyance aveugle
dimanche 3 juin 2018, par
Philippe CURVAL (1929-)
France, 1998
Denoël, coll. " Présence du Fantastique", 256 p.
Mystère des dénominations de collections ! Car ce roman de Philippe Curval, paru chez Présence du Fantastique, aurait tout aussi bien pu sortir en Présence du Futur, tant les éléments fantastiques apparents finissent par s’agencer en un puzzle délibérément science-fictionnel.
Laure Pascal est une cadre de la banque trentenaire, désireuse de faire carrière mais qui cherche également à dominer les hommes dans des aventures aussi intenses que peu durables. Lorsqu’elle part au Mexique avec son amant du moment, Baptiste Salazar, elle est subitement abandonnée par ce dernier, au prétexte d’un scoop sur la révolte des Zapatistes du Chiapas, ce qui fait ressurgir son chronique manque de confiance en elle. Prise en charge par un membre du personnel du centre de vacances dans lequel elle était hébergée, Ariel, Laure se retrouve confrontée à des sites précolombiens semblant dissimuler des sens secrets et à un indigène alcoolisé aux motivations obscures. Après avoir traversé un boyau d’envergure spirituelle sur l’invitation d’Ariel, Laure est une fois encore laissée seule, et une fois rentrée à Paris, commence à éprouver les symptômes d’un mal non identifié.
Dans le même temps, elle bascule peu à peu dans le monde du rêve, se rencontrant adolescente, et creusant au fil des nuits un tunnel vers l’ailleurs. Cette existence onirique est encore approfondie suite à ses rencontres avec un voyant aveugle, Yan Laage, jusqu’au point de basculer toute entière dans un univers parallèle. Créant son propre royaume fragile, Laure explore ensuite les microcosmes d’esprits torturés, finit dévorée par Yan, ce dernier étant finalement phagocytée par sa victime ! C’est alors que Laure s’ouvre à un nouveau stade de conscience, étant devenue l’égale d’Ariel, dont elle découvre par la même occasion la véritable nature : celle d’un visiteur extra-terrestre, installé avec d’autres exilés de son peuple sur Terre depuis des millénaires. Dans une optique (néo) evhémériste, ces visiteurs ont endossé le rôle de divinités, et impulsé les civilisations précolombiennes, se nourrissant du sang humain pour survivre. Finalement, affaiblis par la conquête européenne, leurs derniers survivants se sont réfugiés pour la plupart dans un monde parallèle, celui des songes. La relation entre Ariel et la nouvelle Laure, rapidement enceinte, est dans ce cadre promesse de changements drastiques, d’un nouveau départ…
Tout au long de cette histoire troublante, on retrouve les éléments caractéristiques du style Curval, des visions surréalistes, une fascination pour les ressources de l’inconscient, une sensualité prégnante, et un rôle crucial accordé à la part d’imaginaire blottie, voire réfrénée en chacun de nous [ « A l’époque tribale, durant la période de civilisation rurale, la cosmogonie paraissait si élémentaire et les sociétés si aléatoires que n’importe quel ilote un peu aventureux parvenait à édifier un univers cohérent dans son propre filon de réalité. Aujourd’hui, l’organisation des démocraties est si complexe qu’aucun d’entre nous ne possède les moyens intellectuels de la réinventer et de s’y insérer. Les facultés d’imagination de nos contemporains sont réduites. », p. 151. « Vous avez suivi la voie de la majorité silencieuse qui étouffe toutes les velléités ; le sens commun l’a emporté sur un imaginaire très riche mais refoulé. La peur de décevoir, l’angoisse de se faire remarquer, la soumission aux intérêts démocratiques, le poids de la religion vous ont rogné les ailes. », p. 158]] . Condamnation d’un individualisme narcissique, stérile et replié sur soi (ce qui explique l’échec de l’utopie personnelle de Laure), Voyance aveugle est également une défense des potentialités de la liberté individuelle, mais une liberté débarrassée des carcans imposés par la société [1] , qui ne peut trouver son épanouissement que dans l’échange avec autrui [2] . Le dénouement final est une nouvelle ode au métissage [3], ici celui des Terriens et des extra-terrestres (le versant positif de la nouvelle « On est bien seul dans l’univers » de Destination 3001), trouvant refuge au cœur d’un bidonville, terre des exclus par excellence, tant cette compréhension de l’altérité est au cœur des espoirs de Philippe Curval.
[1] « Laure Pascal n’était qu’une illusion fabriquée à partir d’un idéal féminin emprunté à des magazines, sans aucune réalité. Je me retrouvais seule avec moi, complètement déboussolée », p. 21. « Je jugeais la société absurde, l’homme inachevé, vouais un dégoût tenace envers l’humanité qui souscrivait à ses lois. », p. 96.
[2] « Mon souhait n’était pas de réformer la société mais de tout changer, de bouleverser les structures, le style des rapports humains, la fonction du travail et le rôle de la femme, d’offrir une grande place à l’inspiration, de balayer les religions, d’autoriser le plaisir, de favoriser les affinités électives au détriment des sentiments familiaux. Moins de sauvagerie, de conflits, de crimes et d’atrocités. Et surtout, plus de drôlerie, plus d’humour, plus de liberté », pp. 123-124. « Il me permettait de découvrir ce que me dissimulait une vision banalisée du réel, imposée par la société à travers mon éducation, ma formation culturelle. Allais-je enfin affronter la création subliminale du moi inviolé ? », p. 126.
[3] « Nous sommes fascinés par l’abstraction que suggère l’évidence absurde de l’univers. Un faible pourcentage d’individus se réfugie dans une catatonie contemplative qui risque d’engendrer la fin de notre race dans un futur lointain. Aussi, notre survie ne saurait être assurée sans métissage. », p. 227. Un métissage qui ne peut être que fruit de l’extase naturelle (« Les procédés transgéniques faussent l’équilibre physiologique et la pérennité des nouvelles lignées potentielles. », p. 227).